Le beau valet de coeur et la dame de pique



 
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Le beau valet de coeur et la dame de pique

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MessageSujet: Le beau valet de coeur et la dame de pique Le beau valet de coeur et la dame de pique Icon_minitimeDim 1 Oct - 21:35



Le beau valet de cœur et la dame de pique

Où l’on trouve l’occasion de troller le Seigneur

Le pire moment était toujours le réveil. Passées les premières minutes et leur insoutenable lourdeur, le quotidien reprenait son cours inexorable – non pas léger, encore moins rassurant, mais si puissant qu’il suffisait de se laisser charrier au-delà de toute conscience. L’éveil, en revanche… Ce tranchant terrible du réel, après la torpeur ouatée des vapeurs d’opium… Il semblait toujours à Leota que son âme tailladée s’effondrait en centaines de cubes, comme un morceau de viande passé au fil du couteau par un boucher. Sans doute aucun, elle en perdait quelques-uns à chaque coup. Un jour, il n’en resterait plus suffisamment pour reformer un ensemble viable. Cette pensée ne l’empêchait pourtant pas de retourner s’adonner au vice d’orient.

Ce jour-là, comme bien d’autres, Madame Leota s’arracha en grognant à ses draps. Elle s’aspergea abondamment le visage à l’eau d’une bassine de cuivre, et le gosier au tord-boyau d’une flasque : ces ablutions un peu spéciales restaient le meilleur moyen qu’elle eût trouvé pour ravigoter son âme mâchonnée. Alors seulement, la journée pouvait commencer.

S’installant devant un miroir piqué, elle s’attela au grand-œuvre de façade. On n’attendait pas grand-chose de sa figure, sinon qu’elle fit impression. Un trait de charbon appuyé calcina son regard, déguisant l’intoxication et le manque de sommeil. Un nuage de poudre blanche acheva de lessiver les traces de ses frasques, créant du même coup le teint spectral qui exerce tant d’empire sur la clientèle. Afin d’attirer sur elle la lueur des bougies, elle appliqua ensuite une couche de brillantine sur ses boucles trop ternes et sublima son cou, ses oreilles, sa chevelure d’une pluie de breloques dorées. Enfin, elle enflamma ses lèvres trop pâles de deux traits d’un rouge profond, touche finale sans laquelle elle-même ne se reconnaissait pas. Et comme chaque fois, l’alchimie prit.
Peut-être avait-elle de la chance. Au grand jour, on l’eût reconnue pour la créature dévastée qu’elle était ; mais en son théâtre saturé d’ombres et d’encens, elle était parfaite.

Elle ouvrit – sans s’exposer à la violente clarté du jour – les volets de sa caravane. D’une pichenette, elle fit tomber les épais rideaux qui ménageaient l’atmosphère et sa (toute relative) coquetterie ; puis elle mit à brûler un bâton d’encens au parfum puissant. Le décor ainsi posé, elle entrouvrit la porte comme les filles du trottoir dévoilent une cheville, dans une invite discrète, à la limite de la décence ; le reste n’était plus de son ressort. Elle regagna le fauteuil de velours disposé derrière une table tendue de tissu rouge et s’y affala mollement, la tête renversée en arrière. Si quelque quidam venait à se glisser subrepticement à l’intérieur, il pourrait la croire morte, égorgée peut-être, le filet cuivré d’une chaîne striant délicatement sa trachée ; ou bien étranglée des propres mains d’un amant enfui… Mais au moindre bruit, la poupée de chiffon se dresserait comme un diable hors de sa boîte, tout prêt à faire son numéro.

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MessageSujet: Re: Le beau valet de coeur et la dame de pique Le beau valet de coeur et la dame de pique Icon_minitimeVen 13 Oct - 9:42



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« Cirque O’Farrell, Southwark »

1891

Le visage baigné du pâle soleil du matin, les yeux éblouis par la clarté pourtant chétive des cieux londoniens, Lucy était mal à l’aise. Errer dans les rues encore paisibles de Londres, sous un ciel clément, aurait pu sembler une agréable promenade pour le commun des mortels. Mais la fille de la nuit ne voyait dans cette lumière diurne qu’agressivité, manque de discrétion et malaise. La désagréable impression que sa tignasse flamboyante pouvait être repérée à plusieurs lieues à la ronde suffisait à la rendre nerveuse. La prostitution était activement traquée par la milice de la prude Reine Victoria, aussi la misanthrope Lucy, pour qui croupir en prison ou en asile n’était pas une option envisageable, préférait la voûte céleste pour se soustraire aux regards indiscrets et à cette société qui lui voulait du mal.

Lucy bâilla, tout en jetant des regards anxieux tout autour d’elle. Que venait-elle faire à cette heure-ci déjà, et dans les tréfonds de Southwark qui plus est, quartier au moins aussi miteux que Whitechapel ? Ah oui ; la diseuse de bonne aventure. Si on avait dit il y’a quelques mois à la pragmatique prostituée qu’elle sacrifierait plusieurs heures de sommeil ainsi qu’une partie de la récolte de sa nuit de labeur pour se faire tirer les cartes par intrigante fardée au fond d’une roulotte parfumée de l’odeur un peu écœurante de l’encens, elle aurait sûrement haussé les épaules ou même éclaté de rire.

Mais elle était pourtant là, debout, aux premières heures de la matinée, à fouler le pavé de ses souliers sans âge, ses boucles rousses dansant sous la brise légère, retombant sur ses épaules, les pans de sa jupe virevoltant eux aussi autour de ses chevilles, des cernes profondes et bleuâtres marquant ses joues d’albâtre et trahissant son manque de sommeil. Ses pas l’éloignaient de son misérable quartier duquel elle ne sortait quasiment jamais, la menant vers le cirque O’Farrell, lieu de divertissements et de rencontres souvent peu orthodoxes, endroit qu’en règle générale Lucy fuyait comme la peste, évitant encore une fois le risque de se faire rattraper par une police, qui, souvent, devait y effectuer des patrouilles.

Mais voilà plusieurs jours que l’idée d’une rencontre avec la diseuse de bonne aventure Leota, connue comme le loup blanc dans les tréfonds de Whitechapel, trottait inlassablement dans son esprit. Aussi lorsqu’un client de la nuit dernière évoqua de nouveau ce nom célèbre, en termes élogieux et ponctués d’exclamations admiratives, Lucy la pragmatique se décida. Pour que nombre d’hommes respectent ainsi une pauvre femme célibataire, il fallait bien que son talent fut certain. Et, en réalité, la fille de joie ne parvenait plus à concevoir son existence ainsi.

Avant Jonathan, la vie était dure, sans goût, sans espoir d’un lendemain meilleur. Dans ce tunnel sombre, Lucy n’attendait rien, n’espérait rien. Elle n’avait qu’à se laisser survivre au cœur de cette brume sordide, le cœur vide, ne ressentant rien d’autre qu’une lassitude extrême et un pessimisme résigné. Mais elle avait rencontré ce pasteur de Whitechapel et tout avait changé. Les rencontres, d’ordinaire, embellissent la vie, et il en fut de même pour celle-ci. La fille de joie attendait avec impatience les entrevues avec son bienfaiteur, qui tâchait de lui enseigner la lecture, et ne vivait même plus que pour cela.

Lucy n’y connaissait rien aux choses de l’amour. C’est quelque chose dont peut-être dans un excès d’orgueil, elle se croyait protégée. Elle se sentait trop détachée, trop solitaire et trop misanthrope pour qu’un sentiment créateur d’une si dangereuse dépendance ne s’accroche à son âme qu’elle croyait imperméable. Aussi ne comprenait-elle pas ce manque soudain d’appétit, elle qui avait pour habitude d’être tenaillée par la faim, de même le mal qu’elle avait pour s’endormir, alors que, pourtant, elle rentrait de ses nuits de labeur littéralement morte de fatigue. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi ses passes, qui avaient fini par devenir un acte mécanique, répétitif, presque stoïque, lui devenaient si pénibles, entrevoyant toujours l’image du prude pasteur qui ne devait qu’à peine s’imaginer le stupre dans lequel les clients de Lucy se vautraient en sa compagnie.

Devant ce manque d’appétit et de sommeil, la fille de joie avait même cru être tombée malade. De plus, ses longues nuits de travail lui serrait désormais le cœur, l’âme rongée de remords, ayant l’étrange impression de trahir Jonathan, qui, pourtant, n’avait jamais rien réclamé d’elle. Lucy avait bien conscience que tout ceci était ridicule et que le Révérend Williams ne portait que bien peu d’intérêt aux créatures de son espèce, et que seules sa charité sans faille et sa bonté hors du commun étaient responsables de leurs entrevues.

Plongée dans ses réflexions, Lucy s’aperçut qu’elle était arrivée bien plus vite qu’elle ne le pensait devant la roulotte de Leota. Une fenêtre était ouverte, mais l’intérieur était dissimulé par d’épais rideaux. Sans plus de cérémonie, décidant qu’elle était allée trop loin pour rebrousser chemin,  la fille de joie frappa à la porte du dernier endroit au monde où elle aurait cru mettre les pieds un jour…

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MessageSujet: Re: Le beau valet de coeur et la dame de pique Le beau valet de coeur et la dame de pique Icon_minitimeVen 3 Nov - 19:59



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Où l’on trouve l’occasion de troller le Seigneur

Comme au théâtre : une poignée de coups pour lancer la mascarade. Un hoquet interrompit le ronflement discret, et le pantin avachi se réarticula. Du cou aux phalanges, les articulations craquèrent les unes après les autres ; les tendons s’éveillèrent sous la peau flétrie ; les muscles reprirent vie, jusqu’au lever de paupière sur un regard qui s’éclaira lentement. Acte I, scène 1 : exposition. La voix suave et profonde, raucie de la voyante emplit la pièce déjà saturée.

- Entrez, entrez donc… Soyez la bienvenue…

Car c’était une femme. C’étaient toujours des femmes, sauf quand c’étaient des hommes, mais Madame Leota ne se trompait jamais. En tout cas, c’est ce qui se racontait. Elle entretenait la rumeur par son silence, trouvant d’autant moins de raisons de démentir qu’elle ne se souvenait sincèrement pas avoir fait jamais erreur sur le sujet – ce qui ne prouve d’ailleurs pas grand-chose. La mémoire raconte bien ce qu’elle veut.

Cette fois encore, l’instinct ou la statistique jouèrent en faveur de la voyante : c’était une femme, donc. D’un large geste, elle l’invita à approcher, profitant de sa timidité pour la contempler à loisir avec une intensité proche du malaise. Pourquoi s’en fut-elle privée ? Ça asseyait le personnage. La plupart des pauvres âmes qui s’égaraient dans sa roulotte se laissaient impressionner par ce genre d’attitude, que ce fut de nature ou par la force d’un événement passager ; et de toutes les façons, un regard direct et convaincu faisait toujours meilleure presse aux diseuses de bonne aventure.

La voyante, toute droite face au fauteuil destiné à accueillir sa visiteuse, joignit les mains au-dessus du velours flamboyant tendu sur sa table. Paumes légèrement écartées, comme piégeant un objet dans la cage de ses doigts. Ce spécimen-ci n’avait rien de la lady cherchant à s’encanailler ; la fille en cheveux portait ça sur sa figure – ou bien les remugles des bas-fonds reconnaissent leurs semblables. Prostituée.

Commerce pas plus honteux qu’un autre, mais nettement plus dangereux par les temps qui couraient. Espèce en voie de disparition. Ça en ferait, des malheureux, dans cette chienne de ville, si l’Éventreur intensifiait sa chasse à la grue.
Possédait-elle seulement de quoi payer ? De toute façon, Madame Leota se faisait toujours régler d'avance, depuis cette fois où une petite fille de lord s'était enfuie de sa roulotte, épouvantée par son destin.
À voir la mine de la rouquine, la nuit avait été mauvaise. Comme toutes les nuits, probablement, et tous les jours. Rien de nouveau sur les pavés de Londres. Bien contente de ne pas se trouver le museau éclaté contre.
Sûrement, qu’elle avait de quoi payer. La trouille fait faire n’importe quoi. P’t’être même qu’elle venait justement se faire dire que l’Éventreur l’attraperait pas, qu’elle échapperait à ce cauchemar, v’savez ? Ce genre de conte pour gamines terrorisées qui perdent le sommeil. Quelques-unes de ses consœurs du ruisseau étaient déjà venues trouver la vieille Leota. Toujours la même histoire, derrière la poudre d’un caractère superficiellement différent : une vie pourrie jusqu’à la moelle, une trouille abyssale de la perdre. Pour certaines, les cartes avaient parlé clairement ; aux autres, la voyante avait offert l’opium du mensonge. Compassion ? Non. Marketing. Le calcul se faisait vite : les deux types de clients qui ne vomissent jamais sur votre réputation sont les satisfaits et les morts.


- N’hésitez plus, susurra-t-elle avec une fermeté quasi maternelle. Les réponses sont là.

Les doigts noueux de sa main droite s’étaient portés vers son sein, dans un bruissement de pacotille, pour en extraire le jeu magique des cartes. Oh, rien de bien extravagant, comparé au décor : couleurs passées, bords brunis, parfait vestige d’un passé obscur – que l’imagination supposait aisément occulte. À raison, jurerait Madame Leota, si elle en parlait à quiconque… ce qu’elle ne faisait jamais. Pas question d’attirer la convoitise sur le premier et le dernier trésor de sa vie. Il suffisait amplement de le présenter sous le nez de sa visiteuse, comme la clé de cette marchandise infiniment précieuse qu’elles venaient quérir : la vérité.
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MessageSujet: Re: Le beau valet de coeur et la dame de pique Le beau valet de coeur et la dame de pique Icon_minitimeVen 17 Nov - 11:04



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« Cirque O’Farrell, Southwark»

1891

Une voix rauque, presque caverneuse, mais pourtant non dénuée d’intonations féminines, sembla traverser la porte qui séparait les deux femmes. La cartésienne Lucy tressaillit au son de cette voix sourde sur laquelle elle ne pouvait pas encore mettre de visage, mais qui, à travers le rempart de bois de la porte, avait deviné le sexe de l’arrivante. La prostituée, peu impressionnable d’ordinaire, secoua la tête, consciente de l’idiotie de sa candeur soudaine ; ces gens vivaient de la fascination que leur monde ésotérique et mystérieux imposait aux esprits simples, et la moindre parole, le moindre regard était savamment orchestré pour compléter ce spectacle obscur, énigmatique, saupoudré d’un lourd parfum d’encens. Etant de ces gens rationnels et ennuyeux qui se refusent à accepter l’inexplicable, Lucy se mit à imaginer plusieurs scénarios possibles : un interstice au rideau de la fenêtre de la roulotte, un judas caché à la porte ; les petites manœuvres d’espionnage cherchant à déstabiliser le pigeon en quête de réponses ou de réconfort ne manquaient sans doute pas.

Sans plus de cérémonie, la prostituée répondit à l’invitation en ouvrant la porte et en faisant un pas dans la demeure de la voyante la plus célèbre de Southwark. Stupidement plantée sur le seuil, Lucy jeta un regard circulaire qu’elle aurait voulu plus discret à l’ensemble de la roulotte exigüe. La décoration vieillotte trahissait le dénuement de ces voyants et autres diseurs de bonne aventure, qui, à l’instar de la fille de joie, survivaient tant bien que mal, en marge de la société, honnis des bonnes et honnêtes gens qui, pourtant, venaient parfois glisser dans le creux de leur paume quelques piécettes sonnantes et trébuchantes, qui contre une réalité réconfortante, qui contre un rapport charnel froid et mécanique. Les couleurs des tentures, des rideaux, de la nappe, jusqu’aux tapis étalés sur le sol, étaient chaudes, flamboyantes. L’atmosphère était rendue pesante par l’odeur de l’encens qui brûlait sur la table ; ces effluves écœurants, caractéristiques de ces lieux empreints de mystère, étaient désagréables à Lucy qui réprima le tressaillement de ses narines.

Sensation hautement plus désagréable qu’une odeur somme toute étouffante, Lucy se sentait dévisagée. Sous le regard insistant, la prostituée leva elle aussi les yeux vers la tireuse de cartes. La femme qui se tenait debout, droite devant ce qui semblait être sa table de travail, correspondait merveilleusement bien à l’idée que se faisait Lucy des voyantes. Sans doute la diseuse de bonne aventure accentuait son apparence volontairement, afin de donner aux clients une représentation fidèle que l’imagerie populaire se faisait d’une tireuse de cartes. La prostituée devait bien admettre que la mise en scène était un succès ; la femme d’âge mûr qui lui faisait face, aux allures de bohémienne, avait un visage avenant mais teinté de mystère ainsi que d’une impressionnante quantité de fard charbonneux. Les lèvres étaient soulignées d’un rouge écarlate, et ce visage, dont il restait encore des vestiges de jeunesse et d’une beauté qui avait dû être assez éclatante pour la souligner, ce visage était auréolé d’une masse épaisse de boucles noires, et rehaussé d’anneaux dorés qui pendaient aux oreilles de la voyante. Un châle d’un violet profond recouvrait les épaules de la femme qui, Lucy devait bien l’admettre, dégageait une indescriptible aura de magnétisme et de mystère.

La prostituée ne sentait pas le mépris dans ce regard insistant. Elle avait compris que ce simple coup d’œil avait permis à la diseuse de bonne aventure de deviner sa profession infâme, mais elle sentait aussi que, entre femmes de leur espèce, luttant chacune pour leur survie dans ce monde hostile qui ne voulait pas d’elles, le jugement n’avait pas sa place. La divination n’était pas un don reconnu ou même apprécié par les bonnes mœurs, aussi faisaient-elles toutes deux partie d’une même engeance, qui, dans leur misère, parvenaient au moins à conserver une certaine indépendance.

Lucy ne put cependant réprimer un haussement de sourcils sceptique lorsque son interlocutrice éleva de nouveau sa voix caverneuse vers elle, lui affirmant que ses réponses se trouvaient ici. La fille de joie se sentit stupide soudain ; qu’était-elle venue faire ici ? Pourquoi s’être empêtrée dans cette grotesque mascarade. Cette femme n’avait sans doute pas plus de talent qu’elle-même dans l’art de voir l’avenir. Il s’agissait seulement d’une personne empathique, dont le pouvoir était d’appâter les esprits faibles en leur servant sur un plateau les vérités utopiques qu’ils ont toujours rêvé d’entendre. Une furieuse envie de tourner les talons et de déguerpir de cet écrin coloré et parfumé à l’extrême envahit soudainement la prostituée.

Son mouvement de fuite fut stoppé net par le tintement des nombreuses breloques que la voyante portait autour de son cou. Une de ses mains venait de glisser dans son corsage, sans aucune pudeur hypocrite devant la prostituée qu’était Lucy, et en avait ressorti un jeu de cartes élimé, aux bords jaunis par le temps et l’usage. La jeune rousse ne saurait dire ce qui l’avait tant fasciné dans ce geste anodin, et sans doute répété mille fois. Mais, à présent qu’elle était venue jusqu’ici, aurait-elle réellement la lâcheté de fuir devant ce qui ne représentait aucun danger imminent, hormis celui de se ridiculiser ? La fille de joie affrontait bien pire, chaque nuit de sa vie, à chaque passe, à chaque coin de rue. Un jeu de cartes usé jusqu’à la corde n’allait pas l’intimider comme une enfant.

Par orgueil donc, et par curiosité, il fallait bien se l’avouer, Lucy, pour ne pas être de nouveau tentée par la fuite, s’installa sur le fauteuil que la voyante désignait du regard. Ses yeux d’azur clairs, auréolés de cernes bleuâtres, étaient fixés sur les cartes élimées que tenaient les mains aux ongles rouges, aux doigts chargées de bagues de pacotilles, encore belles malgré les quelques rides qui les parsemaient. La placide fille de joie ne s’expliquait pas cette angoisse qui comprimait sa poitrine. Que risquait-elle après tout ? Avait-elle peur, au fond d’elle-même, de voir s’effondrer ses petites théories logiques et de découvrir l’inconcevable, l’inexplicable, l’irrationnel ? Avait-elle réellement peur des réponses que, sans nul doute, la bonne femme inventerait de toutes pièces dans le but de la satisfaire ou de l’effrayer ? Toute à ces questionnements, la silencieuse Lucy, dont le cerveau s’embrumait, chercha à expliquer la raison de sa venue :

- Euh…

Elle ne savait même plus pourquoi elle était venue ici, et se trouvait idiote. Qu’allait-elle lui dire ? Qu’elle n’avait plus d’appétit et de sommeil depuis qu’elle avait rencontré le pasteur de Whitechapel, mais que, paradoxalement, elle ne vivait plus que pour ces rencontres ? Qu’allait-elle bien pouvoir en déduire ? Tout ceci n’avait sans doute aucun rapport. Lucy était peut-être tout simplement malade, et, dans ce cas-ci, il lui faudrait un apothicaire ou plutôt un croque mort, la rue n’aidant que trop rarement la guérison.

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