Jolie petite histoire...« Que la Tamise est paisible…»
Un inexplicable sourire effleurait tristement les coins de ses lèvres vermeilles. C’était un sourire doux, pouvait-il seulement en être autrement ? S’il s’agissait là d’un bonheur partagé, le malheur se devait de l’être tout autant : à cette évidente tendresse se mêlait donc une confuse amertume.
Ses pas avançaient à un rythme inconsciemment régulier, le bruit de ses talons venant résonner sur le sol encore mouillé par une pluie récente. À cette humidité venait en s’ajouter une autre : le parfum caractériel du fleuve se déversant sur les quais comme l’écho de quelque tempête vaguement oubliée, amené par de grands bâtiments revenus de loin et apportant beaucoup.
Les fleuves, les bateaux, elle les avait connus toute sa vie. Sous un ciel moins gris et aux larges de berges desséchées, elle en avait vus passer, des cargos aux ventres remplis tantôt de métaux forgeant l’avenir, tantôt d’épices faisant savourer le présent.
Mais pour Olga, ces trois-mâts annonçant la prospérité des uns avaient toujours signé le recommencement d’une bien pénible besogne pour d’autres, et le port de Londres, aussi différent fut-il, réveillait en elle la froideur d’un souvenir persistant.
Ce souvenir, portant autant de remords que fuyant de regrets, est celui de son enfance passée au large de la Volga. Dans les campagnes aux étés arides et aux hivers sordides, là où tous et tout se ressemblent sans que l’on ne sache quoi que ce soit des grandes villes et de leurs grandes gens, les bateaux qui passent en remontant le fleuve sont tirés par des « bourlaques », comme on les appelle -des hommes de tous âges et de misère semblable, aux pieds crevassés et aux mains brûlées. Ils tirent, harnachés comme des canassons, à la seule force de leurs corps entassés, ce géant des eaux qui se dirige vers les villes et leurs ports marchands. Ils tirent et ils tirent encore, avançant à pas lents en poussant leur fameuse lamentation -le chant des bateliers de la Volga. A chaque nouveau « Ho hisse », un nouveau pas ; à chaque nouveau pas, il y a des chutes, des gémissements, et tout autant de cris en unisson -c’est leur inlassable ode au Soleil qui lui, fait la sourde oreille.
Nombreux sont les bourlaques qui meurent d’épuisement ou de blessures. Leur travail est celui que l’on leur fait endurer quoi qu’il en coûte ; qu’ils ne s’arrêtent pas de tirer, quitte à pousser leur dernier souffle.
Le corbeau guettait la scène de loin. Ce vautour de l’Est à l’œil affamé n’avait guère eut le temps d’affluer, que l’on dégageait déjà un corps qui n’avait plus grand-chose d’un être humain. Roué par les coups du temps passé à tirer les bateaux, Vasiliy Lensky avait fini par s’effondrer le 15 mars 1884. Il avait été le seul, ce jour-là, et le minable cortège qui le mena jusqu’à la forêt voisine, cimetière singulier, était constitué de villageois en habits de travail.
Une messe écourtée à même la tombe fut largement suffisante. Nul n’avait jamais eu le cœur, ni le temps de faire plus. Quelques paroles auxquelles le prêtre ne croyait plus furent lassement répétées par des voix rouillées et étouffées. On baissait les yeux, on faisait le signe de la croix avant de repartir, saluant d’un « courage » la famille du défunt. Une mort banale ; une mort de tous les jours qui laissait derrière elle une femme résignée et trois enfants ; Olga, Tatiana et Alexey. Si ce-dernier était trop jeune pour comprendre la nouvelle, soigneusement bercé dans les bras de sa mère qui ne disait pas le moindre mot, les ainées, elles, n’osaient pas se plaindre, ni se lamenter ; les temps les plus durs les attendaient comme le corbeau tournant au-dessus de leurs têtes.
Les jours passaient, les semaines, les mois, et les années aussi. Chaque jour était un nouveau pas trébuchant, signant une étape de plus vers une chute certaine. Le Soleil se levait et se couchait, de jour en nuit et de jour en jour jusqu’à ce qu’arrive un autre lendemain -identique au précédent mais ô combien plus doux que le suivant.
Le temps s’aggravait et l’argent disparaissait bien plus rapidement que l’on aurait aimé l’avouer. C’était à présent la mère qui se tuait à la tâche entre les champs et le linge, les bêtes et les provisions. Ses filles l’aidaient dans tout, et le petit dernier, à peine eut-il appris à marcher, nourrissait déjà les chèvres.
On envisagea de marier l’aînée. Ce n’étaient pas les garçons qui manquaient dans les environs, et bénéficier du soutien financier d’une autre famille était plus que nécessaire ; un moyen comme un autre de faire rentrer ne serait-ce qu’un peu d’argent. Un peu d’argent pour éponger les dettes, et un peu d’argent pour éviter celles qui étaient à suivre. Un peu d’argent pour soigner le petit ; un peu d’argent pour ne pas laisser les autres crever de froid. Juste un peu d’argent ; c’est tout ce qu’il fallait.
Les eaux de la Volga ont toujours fièrement porté une bise mordante. Dans leurs temps calmes, elles étaient semblables à un désert glacial, laissant libre cours à un vent macabre qui avait pour seul mérite celui de faire tourner les moulins. Lors de leurs périodes de trouble, elles s’agitaient hasardeusement, laissant les vies de ceux qui s’y aventuraient entre les mains d’un Dieu incertain.
Un jour, alors qu’elle se précipitait, dangereuse inconsciente, vers les courants menaçants pour y récupérer son châle volé par un inique courant d’air, la jeune Olya, comme tous l’appelaient, frôla une mort si évidente qu’elle ne s’y était pas attendue. Dans cet unique moment où l’on ne distingue plus les eaux des larmes, où le souffle s’arrête pour laisser les poumons s’alourdir, on raconte que l’on peut voir sa vie défiler devant ses yeux. Une vie courte, avait-elle seulement valu la peine d’être vécue ? Une vie telle une cage au grand air, où l’on ne peut fuir tout en ayant l’horizon à sa portée. La vie d’une villageoise au large de la Volga, c’était un éternel recommencement ; une perpétuation des erreurs passées, transmettant les traditions de tristesse et les coutumes de privation. On n’avait jamais ce que l’on voulait, même si on voulait peu. Une énième vie au profit des autres -ceux qui vivaient bien loin, loin dans leurs palais et leurs somptueux appartements que l’on ne saurait décrire à une simple paysanne.
Les cyniques cris des corbeaux avaient été chassés par ceux des hommes, et leurs plumes sombres furent calcinées par l’éclat d’un Soleil héroïque. On l’avait sauvée, et l’astre des vivants illuminait de ses rayons la chevelure trempée de celui qui l’avait tirée des eaux funèbres, aveuglant à son plus grand bonheur la jeune fille qui réalisait qu’elle était encore en vie.
L’homme qui la tenait dans ses bras parlait une langue qu’elle ne comprenait pas. Les traits de son visage n’étaient pas aussi malheureux que ceux des hommes d’ici, et sa tenue, bien que mouillée, n’était pas les loques des paysans. Etait-il marin ? Etait-il seigneur ? Il avait beau être aussi gelé qu’elle pour avoir plongé dans les mêmes eaux, à cet instant présent, aucune figure n’aurait pu lui sembler plus magnifique que cette figure-là. Là où les icônes devant lesquelles on priait n’étaient que des promesses immobiles, cet homme marchait, cet homme avait nagé à son secours, et il avait un cœur qui battait. Les mains de Dieu l’avaient précipitée vers les eaux meurtrières d’un fleuve impitoyable, celles de cet inconnu l’en avaient tirée, lui rendant ce souffle précieux qui avait failli lui échapper à jamais.
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Sa mère avait tressé sa longue chevelure sombre en une unique natte retombant dans le dos -c’était la dernière fois qu’elle le faisait. Olga allait partir, et leurs adieux furent silencieux -il ne fallait pas réveiller Alexey, à qui l’aînée avait fait des adieux bien silencieux, déposant un dernier baiser sur son front d’enfant endormi.
La mère et Tatiana l’attendaient au seuil de la porte. L’une lui nouait un foulard autour de la tête pour la protéger du froid tandis que l’autre portait l’unique bagage de sa sœur.
Olga partait pour l’étranger. Elle s’en allait chercher une autre vie -un travail qui lui permettrait d’aider les siens, restés dans ce maudit village maternel. Elle avait peur tout autant qu’elles, et elle osait voir les choses en grand ; l’espoir était ce qui gardait ce peuple lacéré debout depuis des siècles. Elle osait se permettre de rêver -elle assurait que tout irait bien, et promettait que l’aide ne saurait tarder. Mais dans les grands yeux de sa mère qu’elle osait à peine regarder, elle voyait une bien pessimiste résignation ; la même que celle exprimée aux funérailles de Vasiliy Lensky. Le doute s’y était installé à force de désillusions, et même maintenant que sa fille aînée entreprenait un périple fort incertain, elle n’avait su le chasser. Elle regardait donc sa première née s’éloigner, assise à l’arrière d’une charrette qui se relayait jusqu’à la ville la plus proche. Elle faisait des signes, elle agitait probablement sa main en guise d’au revoir, mais déjà, la mère sentait sa vision se troubler. Etait-ce à cause de l’éloignement ou des larmes qu’elle ne voyait de sa fille plus qu’une fine silhouette disparaissant faiblement au loin ? Peu à peu, sa présence s’éteignait, laissant place à un souvenir qui, qu’il fut heureux ou malheureux, n’en resta que partagé.
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Silencieusement assis autour d’une tasse de thé refroidi depuis bien longtemps, ils attendaient le signal du départ. Jakob, le majordome, se tenait debout, adossé contre le mur adjacent à la porte, le regard trouble et rivé sur ses bras et ses jambes croisées ; il pensait. Maximilian, le valet, tapotait nerveusement sur la table sans parvenir à détourner les yeux de la fenêtre ; il guettait. Liza, la femme de chambre, essuyait les quelques larmes qu’elle versait avant que celles-ci ne viennent empoisonner son thé. Que faisait Olga ? Olga, comme tous les autres, elle attendait. Muette comme une tombe tout en faisant mine de rien, elle ressentait aussi bien que ses collègues cette gravité qui pesait sur leurs poitrines, prête à les étouffer au moindre sursaut.
Quand, après de longues heures d’attente, on vit frapper plusieurs coups secs et précipités à la porte, tous se redressèrent, pris de cet élan d’adrénaline porté par la peur que chacun redoutait.
Etant le plus proche, c’est Jakob qui ouvrit la porte, laissant rentrer, non sans appréhension, celui qu’il attendait pourtant avec une terrible impatience : Tobias, le chauffeur, venait alerter les autres domestiques d’un simple signe de tête, et de quelques mots dans lesquels on ressentait tout l’effroi d’une urgente vérité :
« L’affaire …est faite. » qu’il dit sans même rentrer, et tout le monde se leva aussitôt afin de le suivre jusqu’à la voiture dont les chevaux n’avaient pas été attachés ; signe qu’elle repartait aussitôt.
Avec ces simples paroles, les cinq domestiques perdaient instantanément leur statut, prenant celui de fugitifs. Ils s’engageaient dans une fuite aux chemins divergents, tous devant se rendre dans la gare de Vienne afin que chacun prenne un train différent menant à une autre grande ville Européenne. Olga, elle, avait pioché Londres. Et tandis que le paysage de la capitale autrichienne s’estompait petit à petit autour d’eux, elle n’avait plus que cette unique destination en tête.
Quelle était donc cette affaire ? Qu’est-ce qui, dans ces quatre mots prononcés le 30 Janvier 1889, avait mené au terme de la collaboration de ces cinq domestiques, tous employés par la famille des Barons Vetsera dans la somptueuse ville de Vienne ?
Le drame de Mayerling. Un événement tragique qui retourna tout le monde aristocratique européen, tant par ses conditions suspicieuses que par la légende qui naquit autour. Le 30 Janvier 1889, le prince hériter de la couronne d’Autriche, l’archiduc Rudolf, fils de l’Empereur Franz-Josef et de l’Impératrice Elisabeth, mit fin à ses jours en compagnie de son amante, la jeune baronne Mary Vetsera dans le pavillon de chasse de Mayerling.
Complices de leur jeune maîtresse, chacun des cinq domestiques avait contribué à organiser cette ultime escapade à Mayerling où Mary rejoint son amour pour la dernière fois. Ils lui avaient trouvé un modus operandi, organisé un alibi qui tiendrait tout juste suffisamment de temps avant que les corps des deux amants ne soient découverts et que des forces de l’ordre soient envoyées afin d’interpeller tous ceux susceptibles d’avoir contribué à ce jour qui restera à jamais gravé dans les désastreuses mémoires de la famille des Habsbourg.
Criminels dévoués, il était maintenant temps qu’ils sauvent leur propre peau. S’ils ne se reverraient plus qu’au croisement d’Amsterdam, Paris, Londres, Bruxelles et Berlin, chacun portait à présent le fragment d’un secret protégé à la vie, à la mort.
Ils se quittèrent dans un énième vœu de silence, se souhaitant un presque-ironique « Bonne chance » avant de partir rejoindre leurs trains respectifs.
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La vie nocturne cédait sa place aux agitations pour lesquelles Londres était si fameusement célèbre. À l’aube du nouveau siècle, cette ville de progrès et d’industrie était telle une machine à vapeur, tournée par les rouages de ses innombrables . Chacun avait un rôle à jouer, apportant sa part de main d’œuvre à ce vaste dessein qu’était cette ruche aux ambitions dépassant celles de toutes les autres.
Mais ici aussi, les marins rejoignaient leur bord à la tombée du jour. Certains repartaient vers des contrées lointaines, d’autres un peu moins, mais tous avaient en tête de revenir bientôt, rapportant de nombreux épices et matériaux, de quoi alimenter la soif de découvertes de cette capricieuse Londres.
En voyant les premiers rayons du Soleil s’éveiller timidement à l’horizon, Olga pressa le pas. Il fallait qu’elle soit rentrée avant huit heures -heure à laquelle elle devait éveiller les enfants dont elle s’occupait depuis maintenant quelques mois. C’est en tant que fille au pair qu’elle contribuait à la vie de la capitale britannique, moins maternelle qu’une nourrice mais bien plus tendre qu’une gouvernante. Et pourtant, quelque chose semblait constamment la ramener au port. Un magnétisme tapi dans un manque profond, une quête de réconfort qu’elle se cachait à elle-même en étouffant un sourire. Voilà encore une nuit qui s’estompait, et un nouveau jour qui se levait.