Rien n’avait plus le don de te distraire qu’une bonne énigme, et cette missive en avait été une, à n’en pas douter. C’était d’ailleurs une des raisons pour laquelle tu avais voulu embrasser une carrière de médecin, pour le plus grand embarras de ton père qui avait toujours estimé qu’un gentilhomme n’avait aucun besoin de profession. Mais, comme toujours, tu n’en avais fait qu’à ta tête.
On t’avait remis cette lettre, quelques jours auparavant et c’était en constatant le nom de l’expéditeur que tu avais décidé de ne l’ouvrir que dans la confidentialité de ton bureau ; cet espace que tu t’étais réservé et aménagé dans l’appartement que tu avais loué à deux pas de Covent Garden et qui te servait à la fois de refuge et d’antichambre, où tu dormais certains soirs de la semaine, lorsque tu n’avais pas envie de regagner la respectable maison familiale. Tu vivais comme un saltimbanque, une vie de bohème, exerçant une profession, passant des heures entières dans les « public houses » à boire de la bière bon marché. C’était ta vie de célibataire ; une vie qui allait probablement prendre fin après ton mariage. Du moins, c’était ce que tu avais promis à tes chers parents.
Un verre de porto à la main, tu avais décacheté l’enveloppe, et tu avais été quelque peu décontenancé de constater que le papier était résolument vierge. Oh, seriez-vous en train de me tester Sir Lloyd ? avais-tu pensé avant de replier la lettre pour la ranger dans ton pardessus, ce vieil habit démodé que tu traînais lors de tes visites à domicile.

Pendant des jours, cette lettre t’avait nargué, tu ne pouvais pas admettre l’échec de plus en plus évident qui se profilait, et tu avais voulu la jeter au feu, effacer l’humiliation de n’avoir pas su, et c’était finalement en l’approchant de la bougie qui t’éclairait, que tu avais compris. La partie, parce qu’il s’agissait clairement d’un jeu, pouvait reprendre. Tu jubilais en rédigeant ta réponse, usant cette fois d’un camouflage d’un tout autre style.

Nellie était déjà arrivée lorsque tu entrais dans la demeure de cet ami si particulier, Griffin Lloyd. Famille de renom, sans grande fortune, mais illustre dans son domaine. Débarrassé de ton manteau et de ton chapeau, tu remarques parmi les convives déjà présents, le maître des lieux qui, déjà entouré de quelques amis, te lance un sourire des plus aguicheurs. Tu le salue d’un signe de tête, feignant la neutralité, avant d’aller présenter tes hommages à son épouse, elle aussi occupée à accueillir ses invités.
Ce n’était que pendant le dîner, où tu avais été placé face à l’hôte, que vos premiers mots furent échangés. – Vous êtes fort bien renseigné Sir Lloyd, il est vrai que de nouveaux défis paraissent sans répit, et mon dernier patient m’a demandé toute mon attention. Par chance, j’ai pu comprendre les symptômes et trouver le remède adéquat. Une lueur de malice s’est à présent invitée dans ton regard. Cette soirée promet d’être divertissante. – J’ai ouï dire que vous étiez un grand amateur d’art ? Lances-tu avec ce détachement qui te caractérise. – Nul doute que celui des mots n’a plus de secrets pour vous.

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Chacun avait pris place et le majordome avait pu commencer le service, aidé des premiers valets, tous en gants blancs. Pendant ce temps, chacun des convives semblait apprécier la conversation de son voisin de table, ce qui rappela au médecin qu’il était en train de négliger le sien. Malgré tout, lancé dans une conversation sur l’art du langage, il lui serait peu aisé de ne pas au moins ajouter une ou deux remarques avant de changer d’interlocuteur ; il lui fallait au minimum respecter la courtoisie, même s’il adorait se permettre quelques entorses. – Certes, l’aisance dans la maniement des mots est un art qui se perd, mais pensez-vous que ce soit l’apanage des « gens de haut rang » comme vous dîtes ? Après tout, les plus grands noms de la littérature sont issus de foyers modestes. Un sourire au coin des lèvres, il renvoie la balle avant de prendre à son tour, une gorgée de vin. – Compliments à votre cuisinière mon ami, ce consommé est exquis. Tellement léger, du rêve dans une assiette. Puis, pivotant légèrement la tête sur la droite, il invita le quinquagénaire qui avait été placé à côté de lui, lançant. – Il me semble, cher Sanderson, que les cuisines de votre hôtel, ont un concurrent de taille. Et pourtant, il n’existe pas de meilleur chef que le vôtre. Un regard complice, un sourire, adressé à la ravissante et très élégante fiancée. Elle se souvient, il le sait. Ils avaient dîné au Langham peu après l’annonce officielle de leur union à venir, et la jeune femme confirma ses dires avec emphase. – En effet, Lord Sanderson, un souper qui vous fait entrevoir le paradis, dans un cadre si élégant…
La soirée avançait tranquillement, dans un joyeux mélange de conversations, chacun partageant au mieux son temps entre ses deux voisins de table, ce qui amusait au plus haut point le jeune médecin.

Les heures avaient défilé, les vins et les plats s’étaient succédés à une cadence soutenue, dans un concert ininterrompu de conversations, ponctué par moment de rires, de sourires, et de sous entendus. Tous les sujets avaient été abordés : de la dernière production littéraire, à la plus récente création de mode, ou bien aux progrès de la science, sans oublier bien sûr, quelques remarques sur la politique intérieure et extérieure de Sa Majesté, sous la conduite de Lord Salisbury. Le point d’orgue de ce repas, qui avait été exquis tout du long, fut malgré tout le dessert : une magnifique charlotte aux framboises, qui fut servi avec un vin hongrois légèrement liquoreux au sujet duquel l’hôte semblait avoir quelques réserves. Puis, cédant à la tradition, les femmes prirent congé pour se retrouver au salon, profitant de la pause cigare et brandy de leurs conjoints pour se laisser emporter par des conversations plus légères, mais non moins emplies de non dits, de connivences inavouées et informelles.
Entre hommes, quelques remarques plus poussées s’étaient échangées concernant l’économie, les plus aventureux s’étaient permis des pronostics sur l’espérance de vie du Cabinet, controversé.
Et puis, après avoir accepté café et thé, les convives s’étaient petit à petit éclipsés, non sans éloges et remerciements pour la soirée passée. James, qui s’était rapproché de sa promise, écoutait d’une oreille distraite la conversation entre les deux amies, lançant un regard amusé au majordome qui se tenait près de la porte avec le premier valet, les manteaux prêts à être rendus. – Nellie, nous ne voudrions pas abuser de l’aimable accueil qui nous a été fait. Mais, de sa démarche chaloupée, le dandy au regard félin s’était approché, évoqua l’idée de parler de jeux, et offrit de prolonger la discussion dans une autre pièce de la somptueuse demeure. – Je ne voudrais pas contrarier les projets de votre époux, Madame. Glissa-t-il avec un amusement certain dans la voix, s’inclinant devant la jeune épouse de son nouvel ami, ou plutôt, de son adversaire dans ce jeu qui opposait déjà deux caractères, deux esprits et peut-être bien plus. Il adressa un regard d’excuses à Nellie, qui lui répondit avec une indulgence presque fraternelle. Une fois seuls, il fit remarquer au maître des lieux. – Si je puis me permettre, la manœuvre était périlleuse. Il savait que le prétexte avait été choisi à dessein, mais il était peu habituel de prolonger ainsi une conversation, et s’il savait que le jeu n’était pas celui que les deux amies restées devant la bibliothèque auraient soupçonné, c’était un risque.

Suivant son hôte en silence, le médecin n’avait pas pu s’empêcher d’observer la décoration des lieux ; c’était vraiment un bel endroit, des tableaux, probablement d’aïeux comme il était courant de le faire dans les familles anciennes, étaient accrochés aux murs, et l’escalier, en bois sculpté, témoignait du goût affiné et de la richesse de son propriétaire. Une fois dans le bureau, une pièce décorée de dimension modérée mais dont l’agencement optimisait l’espace et dont la décoration, faite avec goût, donnait un impression de confort apaisante. La cheminée, dans laquelle un feu avait déjà été allumé, trônait devant deux fauteuils en cuir, entre lesquels se tenait un guéridon et une sorte de vitrine offrant la vue sur de très belles bouteilles de divers alcools et liqueurs, certaines vraisemblablement d’excellents millésimes.
Sans réagir à son commentaire sur son épouse, dont il ne semblait pas avoir une très haute opinion, il prit le verre offert. Absynthe. Décidément, son nouvel ami ne faisait pas les choses à moitié, et ça avait le don de l’intriguer. Imitant son hôte, il prit place dans l’autre fauteuil, et porta le verre à ses lèvres, mais la remarque de son hôte le fit réagir. – Méfiant ? Oh ce n’est pas le mot que j’aurais employé… après tout, vous savez que je suis joueur. Un sourire naquit au coin de ses lèvres accompagnant cette déclaration, le regard pétillait de malice face à celui, bien plus sombre du maître des lieux. Il y avait une lueur étrange, dans les iris azur de l’homme, comme une bourrasque, un océan d’impulsions contradictoires. L’ennui, le doute, et même semblait-il, une pointe d’exaltation, ou de – Je vois que vous êtes également un amateur de musique… Lance-t-il en remarquant le gramophone, posé sur la table basse, ainsi que les magasines sur les couvertures desquels paraissaient les vedettes d’opéra dramatique du moment.
Cette soirée était en train de prendre une tournure étonnante, et si son calme demeurait olympien, de multiples hypothèses s’entrechoquaient dans l’esprit du scientifique, et son regard, détaillait celui de son ami. Le soin qu’il mettait à être parfait, jusqu’au moindre pli de ses manches, en passant par le choix de chaussures, et les bijoux portés. – Vous me rappelez l’illustre Mr Wilde. Lâcha-t-il sans préavis, brisant à son tour le silence qui avait repris ses droits.

Vous me troublez Reginald. Rares étaient ceux qui l’appelaient par son premier prénom, l’habitude de se présenter comme James s’était installée depuis tant d’années que l’illusion avait fini par remplacer la réalité. L’aveu était venu presque spontanément, comme si le fait de dire à voix haute ce qui semblait le tourmenter, allègerait le fardeau. Or, malgré tout, l’homme à la chevelure cendrée paraissait encore mélancolique. – Seriez vous peu coutumier de la sensation, mon cher ami ? Taquine-t-il, un éclat rieur apparaissant dans son regard alors qu’il porte le verre à ses lèvres pour terminer de le vider de son contenu. – Vous semblez, si je ne m’abuse, être plus habitué à mener, et la perte de contrôle vous effraie. Le regard perdu dans le fond de son verre, vraisemblablement à la recherche de la fée que la liqueur retenait prisonnière, le prédateur avait perdu de cette assurance presque ennuyée, et dévoilait aux yeux du médecin, une nouvelle facette de lui-même, peut-être involontairement. Lentement, il se leva, et pendant un instant, la tête se mit à lui tourner, il avait déjà pas mal bu, mais demeurait encore maître de lui-même. Il se dirigea vers la nouvelle invention, effleurant le sommet du cône servant à transmettre le son. Puis, il prit appui négligemment sur le rebord de la cheminée, faisant briller à la lueur des flammes dansantes, le cristal qu’il tenait entre les doigts. – On peut douter de la moralité de ce roman, mais après tout, dans la fiction, on a tous les droits. Particulièrement lorsqu'on se nomme Oscar Wilde, semble-t-il. Son regard espiègle, pivota de l’âtre au visage anguleux de son hôte. A cet instant précis, Reginald n’était plus tout à fait sûr de savoir ce qui était un jeu, et ce qui ne l’était pas, et cette hésitation transparut sur les traits de son visage.
Pendant un temps, il demeura silencieux et réalisant qu’il avait laissé en suspend la remarque de son ami sur le dernier roman de Wilde, il reprit d’un air pensif, les flammes s’imprimant dans ses prunelles. – Et vous mon cher Griffin, quelle est votre vision de la beauté ? Pourquoi avait-il posé cette question, il n’en était plus sûr. Etait-ce l’alcool qui parlait pour lui, ou bien l’étrangeté du moment qui se jouait sous ses yeux, sous leurs yeux à tous les deux. La chaleur causée par la proximité du foyer, il ne lui effleurait pas l’esprit qu’elle puisse avoir une autre origine, le fit revenir de quelques pas, non loin de là où quelques instants plus tôt, il était assis. Il posa son verre sur le guéridon, à côté de cette bouteille au pouvoir envoûtant, et de nouveau, chercha le regard de son interlocuteur.