Jolie petite histoire...L'odeur.C'est l'odeur qui vient en premier. Une odeur âcre et putride comme les égouts de Londres – et il se souvient de Londres, de ses rues étroites et sombres, aux tâches humides, ses effluves iodées s'incrustant dans les moindres plis que chaque costume et le parfum écœurant des poissons près des ports, de la sueur des marins comme de celles des femmes. C’était il y a longtemps, il n’était qu’un enfant, père était vivant et la noblesse avait un sens. Mais Londres est loin, ses égouts de même et cela ne sent pas seulement la merde rustre mais aussi les feuilles, les bois, la terre humide – la boue – et puis la masse chaude des animaux quand leurs cris – couinements – font échos aux siens. Les cochons. Tellement de cochons et il y a le goût de la vase de la fiente et de la boue dans la bouche quand leurs pieds, pattes de diable, viennent le piétiner lui qui est si petit et Brett qui rit il rit de le voir se débattre il rit de le voir se faire grignoter quand les cochons, porcs affamés, se jettent sur son costume et qu'il s'en pisse dessus oui s'en pisse dessus de terreur mais il n’a que neuf ans il peut bien se pisser dessus il peut bien pour une fois ne pas être un homme un grand puisqu'il va se faire dévorer et Brett l'a jeté dedans exprès exprès EXPRES EXPRES
« Johan ! Réveille-toi ! » La voix est comme un son de cristal, une clochette dans tout ce tumulte et il ouvre des yeux boursouflés par la maladie, s'agitant dans sa propre liqueur putride – oh comme il pue, et ses cheveux gras s'accrochent en boucles épaisses le long de son visage. Il halète fort.
« Les cochons... »« Il n'y a pas de cochons, c'est fini. C'est loin. La fièvre te fait délirer. »« Ils étaient là Lizzie, ils étaient si proches... » Sa voix pâteuse éructe un filet de bave presque pâteux.
« Dors... » Ses yeux clairs, presque gris comme les siens, sont proches et son visage tendre le contemple avec tristesse. Elle a peur, comprend-t-il dans son délire et sans essayer de se redresser, Johan la fixe à son tour et murmure.
« Je vais mourir. » A 14 ans. Seulement.
« Non. » Elle est sûre d'elle et pourtant si triste, seigneur si triste, et sa mère qui est encore trop faible, trop fatiguée, pour venir à son chevet. Sans parler de Brett qui doit rire dans son coin, rire à s'en crever la panse – oh tout est de la faute de ce
« Tu t'agites encore, calme-toi. »« C'est ma jambe c'est ça ? » Il sait. Elle s'est cassée après la chute dans l'escalier, et l'os a sailli dans une hémorragie qui a manqué de lui coûter la vie. Mais les jours ont passé et malgré les soins du docteur Caveman, c'est avec horreur qu'il l'a vu s'assombrir. Transportant en elle un sang malade. Empoisonné.
Il connait chacune des histoires, il connait chaque chuchotement des couloirs. Il sait ce qui arrive aux garçons comme lui qui manquent de chance et malgré la fièvre, malgré la douleur, la crainte parvient à lui faire rouvrir les yeux une nouvelle fois pour tendre la main, étreindre celle de sa sœur.
« Ils ont chassé Caveman. »« Un homme est venu de Manchester. » « Que vont-ils faire à ma jambe ? »Elizabeth n'ose pourtant pas répondre. Prononcer le mot dont tous ont peur, petits, grands, pauvres et riches, comme eux.
Alors il le fait pour elle.
« C'est la gangrène. »« Shht... »« Je t’en prie. »« C’est Dieu que je prie. »Derrière elle la porte s'ouvre et les pas comme les voix qui s'étaient rapprochés deviennent plus clairs.
« Thomas, apporte mes instruments. » Que cela dit, dans un souffle, visage méconnu aussi soucieux qu’il n’est déterminé. C’est un homme en noir, avec une mallette noir, épaisse et en son sein, quelque chose qui tinte dans un bruit de métal. Comme une paire de ciseaux tombées au sol. Et Johan sent une bouffée de terreur le noyer dans le linceul formé par sa chemise de nuit.
Dieu,
Créateur et soutien de toute l’humanité,
Nous Te supplions humblement
Pour les hommes de toutes sortes et de toutes conditions.
« Lizzie, que vont-ils faire ? »« Johan... » Elle recule, comme emportée.
« QUE VONT ILS FAIRE ? » Et il hurle dans un puit sans fond quand des mains rudes viennent l'empoigner.
« Restez calme » « Ne m’approchez pas ! » « Je vous en prie monsieur, tenez-vous tranquille pour l’amour de Dieu. » « Ne me TOUCHEZ PAS ! » Comme il se débat, le faible poisson aux yeux gris. Comme il se débat contre ceux qui le maintiennent et l’empoignent et voudraient le museler d’un morceau de cuir.
Nous recommandons à Ta bonté paternelle
Tous ceux qui dans leur esprit, leur corps et leur condition,
Sont dans l’affliction ou la détresse
« ELIZABETH ! »Quelles qu’elles soient.
Veille à les réconforter et les soulager,
« LIZZIE ! »« Je suis tellement, tellement déso »« Dis leur que ma jambe va bien ! Dis leur que ça va aller ! »« lée Johan ! »« DIS LEUR QUE JE VAIS BIEN ! »Cela va faire mal.
Il faut serrer les dents.
Soyez forts.
Soyez un homme.« LAISSEZ MOI TRANQUILLE ! »Chacun selon ses besoins,
Leur accordant la patience dans la souffrance
Et le dernier regard qu'il a, c'est pour ce bâton noir un peu calciné. Maigre et désossé. Quelque chose qui autrefois l'aidait à courir et marcher et les bois tout autour, les bois tout autour lors de ses fugues, la cime des arbres sous ses mains, grimper, rire.
Puis grandir.
Avec cela des hurlements comme à la naissance.
Et une issue heureuse à toutes leurs afflictions.
***
Elle a relevé ses cheveux en un chignon simple, comme il l'aime et à l'observer, Johan sait qu'Elizabeth l'a fait exprès. Qu'elle s'est donnée les moyens de lui paraître agréable pour le convaincre et installé dans son siège comme sur un trône, il lui accorde une audience aussi privée que leurs liens intimes, pinçant les lèvres pour ne pas soupirer quand elle se fait l'avocate du diable.
« Tu dois descendre. »« Et participer à cette mascarade ? Sans façon. »Si Brett Withers s'est donné les moyens de préserver les apparences, malgré la santé fragile de leur mère défaillante, ce n'est pas à lui de surenchérir à ces idioties de bal et de bain de foule sous prétexte qu'en tant que cadet, et par héritage baronnet comme son père, il a la mission aujourd'hui de subvenir aux besoins de la famille et notamment à la sérénité de leur réputation.
Hélas, Elizabeth en a besoin. A 18 ans, aucun mariage ne se profile et les rumeurs continuent d'affluer sur leur propre stabilité. On les pense malades, fous, et en tant qu'estropié, il est comme le porte-parole de tout ce qui va mal dans leur manoir.
Manchester les dénigre. Et la noblesse le voudrait si le charisme de Brett n’appuyait pas leur confort et leur incertaine stabilité auprès des plus influents. Mais même ainsi, même dans leurs propres tourments, ils se trouvent encore loin des réalités quotidiennes, comme les conflits sociaux qui ne cessent de gronder ou, de manière plus cocasse, les revendications des femmes aux actes de propriété.
Dans le giron de Johan, on s’instruit comme on s’amuse. Mais ce soir, à 16 ans, il n’a aucune envie de faire un effort.
« Il m'a chargé de t'amener en personne. Et Arthur se languit de te voir. » Odieux comme elle peut pincer ses faiblesses comme une musicienne installée à sa harpe. Johan la fusille du regard pour l'affront, plus par principe que sincère. Elle seule ne l'a pas abandonné et sa jambe de bois tressaille à peine, d'un mouvement anarchique et stressé du haut de sa cuisse.
« S'il te plait, un effort. Quelques minutes et tu pourras remonter. »« 97 marches. »« Je sais. »« Aller et retour. »« Je t'aiderai. »« C'est d'autant plus humiliant. Félix n'est pas présent je suppose ? »« Tu l'as congédié ce matin... »« Misère. »Il cille jusqu'au violon. Et placées à ses côtés, aux fioles de médicaments qui sont bien plus insupportables que la douleur fantôme de ses membres. Carrant les épaules, écoutant presque paisiblement le souffle court de sa soeur, Johan finit par hocher la tête. Un brusque assentiment, comme s'il venait d'être frappé. Mais l'effort se trouvant récompensé par le sourire soulagé d'Elizabeth, il oublie vite sa colère pour se lever avec peine, rattrapant sa canne, boitant jusqu'à elle.
97 marches. Il leur faut presque vingt minutes pour descendre et s'enfoncer dans les rires, les discussions, les costumes de dorures et de soie chamarrée, brillants de fils d’or et de dentelle aussi maniérée que celle des français, tout ça se risquant à l’éblouir, l’assourdir, quand les regards et les voix s’effondrent sur lui, sur elle, sa petite jambe de bois et il serre les dents en s’approchant, dédaignant le vin – cela n’est pas bon pour son mal – comme les pâtisseries qu’on voudrait lui mettre en bouche. Elizabeth, digne, lui tient le bras et sourit.
« Bonsoir – Oh madame de Lancaster quel plaisir – comment va votre fils monsieur le Duc – c’est un honneur que de vous recevoir Madame du Castel – sommes-nous conviés à votre partie de bridge au week-end prochain monsieur Layval ? »
Aussi impopulaire qu’elle n’est appliquée à son ouvrage, elle tisse ces liens visant à obscurcir l’état de son cadet et d’un coup d’œil vif, attrape la présence d’Arthur près des banquets. Le plus jeune frère, le crin doré ornant son front de lumière, se tourne à son tour et s’ébaudit déjà de les voir.
Pourtant une voix coupe soudain nette leur rapprochement.
« AH ! Voilà enfin celui qui nous faisait languir ! Johan ! » Et ce dernier de se crisper aussitôt, amorçant un brusque mouvement de recul tandis que Brett, poudré, maquillé et les boucles châtaines parfaitement ondulées, fend la foule pour venir écarter sa sœur d’un brusque mouvement du bras.
Habituel. Ainsi va là toute la considération de leur bourreau.
« Tu te montres bien tard. »« J’étais préoccupé. » Pique Johan d’une voix sèche.
« Je vais te remettre du baume au cœur. » Dans les yeux plus sombres de l’ainé Withers, brille une lueur de malice qui n’est pas pour le rassurer.
« Mesdames ! » Harangue-t-il aussitôt en le saisissant sous l’aisselle, manquant de le déséquilibrer. Ce salop est bien évidemment plus grand que lui.
« Messieurs ! » Et lève son propre bras pour faire silence.
« Je n’ai plus besoin de vous présenter mon frère, Johan Withers, survivant de moultes blessures et tracas. »
Causés par toi, pense Johan, s’efforçant de fixer un point plus loin, cadre sur le mur. Grand-père aux sourcils peignés, froncés.
« La maladie a failli nous le prendre mais il est là et à 16 ans, je suis heureux d’être ainsi à ses côtés, avec fierté et émotion. De le soutenir dans sa démarche, comme de vous faire face ce soir, pour cet évènement organisé en mémoire, bien évidemment de notre pauvre père, Sir Théodore Withers, et j’espère que vous aurez tous une prière à lui accorder… » Les murmures s’essoufflent rapidement, comme en signe de deuil. Et Johan le hait pour cela.
« Sourions néanmoins ! Sourions car me voilà porteur d’une nouvelle aussi… surprenante que chaleureuse dans ces conditions ! » Johan tique. Il n’est pas du commun de Brett de se réjouir de ses suivants. Encore moins de leur possible succès.
« Car suivant la volonté de Johan, et avec l’attention que je lui ai toujours accordé en tant qu’ainé, je viens ce soir lui donner une formidable autorisation. Johan. » Fermement, Brett le tourne pour l’affronter à son regard. Et dans son sourire presque brutal, l’amputé peut y lire une sévérité aussi factice que sa bonne humeur.
« Tes lectures, ton goût pour la justice et tes intérêts persistants m’ont enfin décidé. Ta scolarité sans défaut nous fait honneur et ce soir, oui ce soir mon frère, je viens t’annoncer ton entrée à la faculté des Clercs de notaire de Londres ! »La canne tremble. A ses côtés, comme très loin, enfoncée dans un puit jumelé au sien, il entends la brusque exclamation d’une Elizabeth trahie. Mais cela s’assourdit, aux battements de sang qui viennent lui prendre la tête. Et il la sent, l’odeur. L’odeur, cette odeur rance de merde et de boue et le couinement des cochons.
« En espérant que d’ici trois ans, après ton diplôme et bien évidemment, ton incorporation au sein d’un cabinet de notaire, tu sois en mesure d’ouvrir le tiens. Et en te félicitant, de toute mon affection, de ce sacrifice que tu opères ce soir en abandonnant ton titre de baronnet pour officier au sein de notre digne et persistante bourgeoisie. »Aussitôt sa jambe amputée commence à le brûler. Quand Brett le repousse pour sortir de la poche de son veston une liste de feuillets cachetés, les sceaux pendants aux couleurs de la faculté citée.
« Voici sa lettre d’entrée ! Une demande que mon frère ne m’en voudra pas d’avoir appuyé. » Brett a la félonie de prendre l’air humble.
« Mais il le méritait et je vous demande à tous des applaudissements nourris ! Bravo ! Oui bravo ! »Et puisque le ton l’exige, puisque la nouvelle semble contenter tout le monde, les applaudissements explosent comme mille petits roulements de tonnerre.
D’un geste brusque, Johan se dégage. Et sans même lutter, puisqu’il n’y a pas de lutte à mener contre Brett Withers, s’éloigne hors de ces carcans, de cette foule qui surprise, tente de le retenir.
« Laissez, laissez ! C’est l’émotion ! »Rapidement suivi par une Elizabeth qui abandonne là Arthur et son jeune âge, à la bouche pendante de mille questions trahies – trop jeune oui pour comprendre l’indécence de ces jeux d’échec que Brett s’amuse avec leurs âmes.
« Tu savais ! » Claque alors Johan une fois la distance mise et l’effort trop dur pour continuer sa fuite dans l’escalier.
« Je l’ignorais ! »« Menteuse ! Tous des menteurs – mon titre ! Le Manoir ma vie ici, il me les arrache pour m’envoyer dans un pensionnat et me faire devenir Notaire ! »« J’ignorais tout cela Johan ! Me crois-tu capable de te causer autant de mal ! »« Et QUI ne m’en cause pas ici ?! »Volte-face, la canne appuyée au sol comme à s’y ancrer, il se penche en gémissant.
« Qu’il aille au diable. »« Johan… »« Je n’irai pas ! »« Mais n’était-ce pas ton rêve ? N’était-ce pas ta volonté ?! »« Pas ainsi ! »Elizabeth en a un pleurnichement désarmé, et ses bras frais l’enlacent, caressent les boucles qu’il s’acharne à lisser. Pressent son visage contre un giron qui aurait pu être maternel.
Si la folie ne l’avait pas emportée.
« C'est qui aurait dû se faire attaquer par les porcs. »« Mais il t’y a jeté. »« Lui qui aurait dû tomber dans cet escalier… »« Mais il t’y a poussé. »« Lui qui aurait dû mourir. »« Mais tu n’es pas mort. Tu n’es pas mort… »La voix d’Elizabeth se brise.
« Ne comprends-tu pas ta chance ? Même si cela te semble cruel, voilà qu’il daigne enfin t’éloigner de lui. D’autres doivent encore le subir… »« Alors viens avec moi. A Londres ! Nous t’installerons, nous ferons en sorte que cette époque victorienne t’apporte bien plus que ta solitude et »« Et abandonner mère ? Et abandonner Arthur ? Oh je ne suis pas aussi égoïste qu’il veut bien le prétendre… »Une claque porte, sous les pas d’un serviteur zélé qui se presse vers les cuisines et les abandonne à leur triste sort. Elizabeth soupire et caresse sa joue d’un geste tendre, avant de le soutenir dans cette terrible ascension, les yeux aussi rougis que les siens. Mais la fierté si tangible qu’ils se refusent tout deux à sangloter.
Après tout, ils ne sont plus des enfants.
L’ont-ils d’ailleurs jamais été ?