La décoration, ce n'était pas vraiment le point fort de John, qui était un homme pratique, malgré le luxe dans lequel il avait grandi. La vie lui avait appris à concevoir le confort et l'utile comme deux concepts très différents, dont le premier n'était prioritaire que lorsqu'il s'agissait d'offrir à sa sœur ce dont elle avait besoin. C'était donc elle qui avait agencé à son gout l'appartement qu'il leur avait acheté dans les quartiers riches de la cité de Londres, afin qu'elle soit à son aise et puisse évoluer dans la belle société.
Il n'avait pas à s'en plaindre, car Rosaline avait un talent certain pour tenir une maison, qui avait jusque là suffit à combler le désir de fonder un foyer de son frère. Il avait presque fallu que John la force à dépenser de quoi entretenir leur étage, car elle avait comme lui développé l'habitude d'économiser la moindre pièce, craignant le retour de la misère... Celle-ci laissait des marques indélébiles dans l'esprit de ses victimes. Mais la position des Wicker était désormais plus aisée qu'ils n'avaient pu l'espérer : prudent et stratège, John avait su miser son argent sur les bons filons, et il en récupérait régulièrement des bénéfices qui ne faisaient qu'augmenter.
Ils étaient ainsi largement à l'abri du besoin jusqu'à leur vieillesse, même si les affaires se mettaient brusquement à sombrer... John s'en était assuré, pour ne pas avoir à endurer de nouveau la situation dans laquelle il avait du devenir un adulte plus tôt que prévu.
- Tu te souviens que j'ai une invitée ce soir ? Le sermonna Rosaline, alors que John, concentré sur ses comptes, ne l'avait pas entendu entrer dans le salon. Il leva les yeux vers la demoiselle, et fronça les sourcils, incertain d'avoir compris où elle voulait en venir. Tu comptes l'accueillir dans cet état ?
S'il n'était pas doué pour assortir les coussins et les rideaux, John n'accordait que peu d'attention également à sa tenue... Néanmoins, il prenait garde, dans le cadre de son travail, de toujours être vêtu pour les circonstances. A son avantage, n'importe quel costume seyait parfaitement à souligner sa carrure et il donnait naturellement une certaine prestance aux fripes les plus banales.
Ainsi, il n'avait que peu d'efforts à faire sur son apparence... Et Rosaline ne lui faisait que très rarement de réflexion sur son accoutrement, pour cette raison. Le fait qu'elle y prête garde en ce jour était curieux, et éveillait chez son ainé un sentiment étrange de méfiance, parce qu'il la connaissait trop bien pour ne pas percevoir l'éclat de malice dans ses yeux, lorsqu'elle préparait quelque chose qu'elle lui cachait. Néanmoins, il s'était tant conditionné à lui plaire et à exaucer ses moindres caprices - qu'elle n'avait pas nombreux, heureusement - qu'il hocha la tête en signe de résignation.
Le seul point qu'il ne lui cédait pas, depuis des mois, était celui de conserver sa barbe. Bien qu'elle le vieillisse, John trouvait agréable de ne pas avoir à se raser de près presque quotidiennement, et il trouvait le reflet de son miroir plus imposant ainsi, bien qu'il ne passait que peu de temps à s'y observer.
- Cette amie est-elle si précieuse qu'il faille revêtir des dorures pour lui baiser la main ? Répliqua John, en lui jetant à peine un coup d'œil interrogateur, avant de replonger dans la signature d'un contrat dérisoire et très avantageux sur un investissement pourtant des plus prometteurs. J'espère que tu as demandé à Jenny de sortir pour elle les verres de cristal.
- Je vais lui dire de préparer ton costume bleu... Songea la blonde à haute voix, en ignorant totalement les sarcasmes de John, clairement animée d'une idée qui l'enchantait.
- Je dinerai plus tard, insista le Wicker, dont les soupçons ne parvenaient pas à déceler leur origine. Ce qui avait été convenu, comme à chaque fois que sa sœur avait de la compagnie, était qu'il ne fasse qu'une brève apparition avant de se retirer et de les laisser à leurs bavardages de femmes, pour lesquels il n'avait que guère d'affection. Cet indigo sombre est digne de l'attirail d'un amant de la reine, pas d'un salut à une petite bourgeoise.
- Ne blasphème pas ! Rit Rosaline, charmée par l'idée d'imaginer John aux bras de leur souveraine, avec son air renfrogné. S'il avait été surpris par un de leurs concitoyens à évoquer ainsi les mœurs volages de la cour, il risquait bien plus qu'il ne le croyait, même s'il n'avait fait que plaisanter, sans accuser sérieusement. Je dois sortir faire une course. Si Joséphine arrive avant mon retour, tu devras lui tenir compagnie.
Et voilà, elle bougeait le premier pion de son piège élaboré. Malgré lui, et sans qu'il n'ait un moyen de s'en sortir sans la contrarier - ce qu'il ne souhaitait pour rien au monde - John Wicker venait de saisir le bout de la corde qui finirait peut-être par l'entraver.
Il soupira, reconnaissant sa défaite pour cette manche, sans réaliser vraiment qu'il venait de s'engager dans une partie bien plus dangereuse.
Se redressant à contre cœur, il se dirigea vers sa chambre, où l'attendait Jenny, avertie immédiatement par les dispositions prises de la fratrie. L'employée de maison était plutôt jolie, ce que lui avait fait remarqué un de ses collaborateurs une fois qu'elle leur servait le thé dans son bureau, mais John ne l'avait jamais prise comme on le lui avait ainsi suggéré. Ses ambitions étaient autre que de culbuter les servantes entre deux portes, même si les regards qu'elle lui lançait parfois pouvaient traduire un certain consentement.
C'était le cas alors qu'il retirait sa chemise en découvrant les tatouages qui se dessinaient sur sa musculature, pour enfiler la tunique qu'elle lui présentait.
Il venait d'attacher ses chaussures impeccablement cirées lorsque la cloche d'entrée indiqua l'arrivée de la Morel, alors que Joséphine trainait encore à l'extérieur, le laissant gérer la situation. Jenny bredouilla quelques mots incompréhensive avant de s'excuser pour aller ouvrir.
- Mademoiselle... Salua John avec une révérence courte et efficace, reste de sa noble éducation exécutée avec la parfaite maitrise d'un art appris depuis l'enfance. Je suis John Wicker. Permettez-moi de vous escorter jusqu'au salon... Ma sœur a du s'absenter, mais elle ne saurait tarder...
Alors que son regard autoritaire passait de l'inconnu à Jenny comme pour chercher une confirmation sur son visage, celle-ci baissa les yeux avec une expression coupable... Confirmant ainsi les doutes de son maitre.
Rosaline n'allait pas revenir, du moins pas avant que le diner amical ne se soit transformé en rendez-vous galant, première rencontre arrangée malgré lui - et Joséphine peut-être ? Maintenant, il en avait l'assurance. Restait à savoir donc quel était le rôle de cette prétendante dans cette histoire... John n'était pas homme à tourner autour du pot.
- Je pense que nous avons été dupés, la situation me parait claire à présent, annonça John, en reportant donc son attention sur la française, dont il ne savait rien, pour n'avoir jamais vraiment écouté les pamphlets de Rosaline à son sujet... Eloges dont il saisissait maintenant la teneur. Sans vouloir vous paraître trop présomptueux, je crois qu'on veut nous marier.
Pour leur salvation, au moins, la présence de son employée de maison, et du chaperon de Joséphine, surement, qui se cachait dans l'ombre derrière elle, les prévenaient de devoir s'engager dans une union forcée par le contexte.
John prit quelques secondes pour observer la candidate. Il n'était pas contre envisager de nouvelles possibilités, mais le romantisme de Rosaline la rendait mauvaise conseillère sur ce domaine... Joséphine devait surement avoir son affection, et la pousser à espérer la joindre par le mariage à leur famille, en dépit des critères exigeants de son frère.
En effet, Joséphine avait un visage et un corps presque juvénile, qui ne semblait pas apte à supporter des enfants, ce qui était pour John la priorité absolue. De plus, elle avait un air légèrement... Provocateur, qui ne seyait pas vraiment à une épouse soumise.
Leurs prunelles se croisèrent, et surement en partie parce qu'il avait été contraint de la sorte à la rencontre contre son gré, John se sentit profondément agacé par sa présence.
- Je crains de vous décevoir si vous aviez quelques espoirs à mon sujet... Ajouta-t-il en la laissant entrer malgré tout, par pure politesse anglaise. Un gentleman ne laissait pas une jeune fille sur le seuil, surtout lorsqu'elle nourrissait l'ambition de trouver un mari... Ce geste aurait été cruel, et malgré son humeur, John n'était pas le genre d'homme à faire preuve d'un tel manque de respect. Je n'ai aucune intention de me livrer aux jeux de séduction qu'elle trouve fascinants, et je ne satisferai pas vos désirs de romance, si vous les partagez avec elle... Je n'éprouve aucun intérêt pour ces sentiments.
Il la jaugeait toujours, percevant clairement la tension qui s'était établie. Si ce n'était pas le coup de foudre, il ne pouvait nier cependant la présence d'une certaine forme d'électricité. Peu lui importait, après tout, il était honnête sur la question. Il avait peur néanmoins de devoir survivre à un diner, pour des questions presque politiques : selon le rang qu'elle occupait dans la communauté, de par ses origines, il était obligé d'être un hôte conciliant, au moins le temps d'un repas... Surtout si Rosaline avait été jusqu'à informer le père de son amie de son projet, et qu'il l'avait approuvé. La parole de sa sœur valait autant que la sienne, et il se devait de la respecter, dans la mesure des choses telles qu'elles se présentaient.