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Tous les matins du monde [Jonathan]

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Lucy E. Wood
Lucy E. Wood

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MessageSujet: Re: Tous les matins du monde [Jonathan] Tous les matins du monde [Jonathan] - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Nov - 16:48



Tous les matins du monde

« City of London »

Printemps 1892


Le regard clair de Lucy s’égarait dans les flammes rougeoyantes qui crépitaient dans l’âtre, comme hypnotisée par cette danse du feu au-dessus duquel elle avait accroché une petite bouilloire en étain. Sans doute Jonathan aurait-il soif, après avoir harangué avec une telle superbe les plus fidèles de ses paroissiens, et la jeune femme ne trouvait guère mieux que cette menue tâche pour s’occuper les mains, l’âme toute entière encore consumée par la présence de ce pasteur chaste qui semblait transcendé par sa foi dévorante, lorsque ses pas foulaient l’autel sacré du sacerdoce. Et elle l’avait trouvé si beau qu’elle ne se ressaisissait toujours pas, son âme complètement happée par ce foyer dansant qu’elle ne regardait pas vraiment, et au creux duquel semblait se mouvoir le visage angélique de l’éloquent pasteur qui venait de bouleverser les tréfonds de son jeune cœur qu’elle avait si longtemps cru de glace. Elle était loin d’avoir tout compris, pourtant. Trop peu de sermons dominicaux avaient accompagné la misérable vie de Lucy. Celui-ci avait été poignant, riche en vocabulaire liturgique, émaillé de références bibliques compliquées qu’elle ne connaissait pas. Mais il lui avait bouleversé l’âme malgré tout, parce que tout l’amour que Jonathan avait pour elle, et qu’il avait tu si longtemps, le conservant en son cœur avec la pudeur doucereuse d’une relique sacrée, semblait avoir été hurlé, résonnant dans les alcôves froides de l’église qui en avait abrité l’aveu.

Et la fille de joie l’avait reçu en plein cœur, ce déferlement d’un amour qu’elle sentait si brut, authentique et vrai, qu’il avait arraché des larmes à ses yeux clairs, d’ordinaires secs et aguerris à la pire des misères. Et là, son maigre séant posé sur une chaise de bois, réchauffant ses membres gourds à la chaleur de l’âtre, Lucy ne bougeait pas d’un cil, le cœur lourd comme une pierre, ayant à l’âme le pressentiment vague que cette déclaration changeait le sens de sa vie, désormais. Son corps roide ne serait pas retrouvé agonisant de froid ou de faim sur l’asphalte gelée de Whitechapel, dans l’indifférence générale du monde et des gens bien qui, jamais, ne lui avaient accordé un regard. Son existence avait un sens désormais, parce qu’elle importait pour Jonathan, et parce qu’il était sa vie à présent, et que son âme placide, exempte de but ou d’espoirs avait, enfin, trouvé son centre de gravité.

Et c’était si enivrant que Lucy ne paraissait plus toucher terre, et qu’elle regardait sans la voir cette alcôve douillette qui avait, dans la pudeur d’une lueur blafarde, abrité les premiers et chastes émois de ces deux âmes qui se réunissaient enfin, avides, dans l’alliance improbable du soleil et de la lune, hébétés de se compléter si bien. Et la stoïque jeune femme, qui ne s’était jamais surprise à la rêverie depuis sa plus tendre enfance, eut un sursaut effaré lorsque la porte grinça, et que le pas lent, un peu lourd de Jonathan se fit entendre. Elle l’aurait reconnu entre mille, ce pas qui martelait l’asphalte de concert avec ses battements de cœur qui s’effarouchaient à l’idée que l’azur céleste des yeux du pasteur croisent les siens et que sa voix suave et chaude se surprenne à trembloter en s’adressant à la prostituée mendiante qu’elle était.

Et c’était bel et bien ce Jonathan-là qui franchissait le seuil de cette petite cave aménagée avec soin. Il avait disparu le pasteur céleste, transcendant, le Révérend de l’Amour et de la Foi qui avait harangué les foules, avait fait trembler ses genoux et rouler des larmes sur ses joues trop maigres. C’était Jonathan qui était là, celui qui baissait les yeux vers ses chaussures lorsqu’il lui souriait d’un air timide, celui dont les joues rosissaient lorsqu’il devait s’adresser à la créature d’infâmie dont il peinait à soutenir le regard. Et Lucy n’aurait guère su dire lequel elle préférait, entre ce pasteur au charisme fou pour lequel elle vouait une adoration proche de l’extase, et cet homme si tendrement chaste qu’il rosissait en la regardant. Parce que c’était bel et bien Jonathan qui s’autorisait un soupir soulagé, à présent que son sermon dominical s’était achevé sur les larmes de sa dulcinée, à laquelle il avait offert la plus merveilleuse des déclarations. Et Lucy s’était levée d’un bond, maladroitement, levant vers les pommettes roses et mangées de barbe de Jonathan un regard embué par cette émotion prude qui l’assaillait encore, à la simple idée qu’un homme comme lui l’aimât.

- Oh…Non…Je n’ai pas vu le temps passer…Vous savez…Enfin…J’ai fait chauffer de l’eau, parce que vous avez sans doute envie de boire du thé ?

Lucy avait bredouillé, semblant une fois de plus obnubilée par la pointe de ses souliers noirs qui dépassaient de ses jupes en satin. Et pour éviter de se tordre ainsi les mains, ne sachant à quoi les occuper, ayant conscience d’avoir l’air d’une idiote, la jeune femme se retourna pour récupérer la théière et les deux tasses qu’elle avait trouvé dans les placards qu’elle connaissait désormais, et s’atteler à installer cette petite vaisselle sur la table sur laquelle trônaient encore quelques vestiges du petit-déjeuner qu’elle n’avait pas eu le temps de débarrasser. L’eau fumante se colora presque instantanément, en se déversant dans le réceptacle au fond duquel reposaient les feuilles de thé que Lucy avait déniché dans une petite boîte en fer blanc. Et les embruns délicats de citron et d’orange commençaient à parfumer la pièce d’un parfum délicat, tandis que le liquide prenait les reflets mordorés qui seyaient à la délectation du thé. Avec précaution, la jeune rousse s’attela au service, remplissant les deux tasses de la boisson chaude et fumante et qui embrumait la pièce de volutes exquises. S’approchant à petits pas, Lucy glissa une des tasses entre les larges mains du Révérend, encore engoncé dans l’austérité de sa tenue pastorale, n’ayant pas encore eu le temps de desserrer ce col blanc qui soulignait l’angélisme de ce visage d’enfant. Et il paraissait lui aussi devoir s’occuper l’esprit à autre chose qu’à cette contemplation qui les rendaient tous deux terribles d’idiotie et d’immobilisme, parce qu’il cherchait à combler le silence pesant, et qu’il se lançait sur l’explication de l’origine de son sermon. La prostituée rougit de plus belle, tandis que Jonathan évoquait la dernière partie de son discours, inspiré par le sommeil, qu’il avait passé en la tenant au creux de ses bras. Lucy porta à ses lèvres la tasse fumante, et y but une gorgée de thé brûlant, comme pour se donner contenance, face à cet homme trop pur et trop chaste qui lui avait déclaré son amour avec tant de fougue, transcendé par l’auréole de lumière qui avait briller sa haute stature d’une aura divine, tandis qu’il déclamait de sa voix chaude aux accents lointains les beautés de la parole de Dieu.

- C’était…Oh, c’était merveilleux…Vous…Tu sais…il y’a plusieurs mots que je n’ai pas compris…Mais…Le sens général…Enfin…J’ai compris ce que tu voulais dire, finalement…Et je…Oh…Enfin…Oui, j’étais très émue…

Lucy ne savait guère s’exprimer, même en temps normal. Elle avait été trop solitaire, trop longtemps, et n’avait que trop été coutumière des relations sociales et émotionnelles qui, d’ordinaire, régissaient l’existence des gens heureux. Et aujourd’hui plus que jamais, la fille de joie était émue, et cela exacerbait le désastre de ces années de mutisme, parce qu’elle ne savait pas dire à Jonathan à quel point il l’avait touchée en plein cœur, à quel point elle était reconnaissante, et à quel point elle l’aimait, elle aussi. Et il ne l’aidait guère, ce regard d’azur qui semblait vouloir la dévorer, s’égarant dans une contemplation chaste de sa silhouette toute petite, de la pointe de ses souliers noirs à la racine de ses cheveux flamboyants recouverts du châle de satin d’encre qu’elle avait oublié d’ôter. Aussi, lorsque Jonathan s’approcha, la fille de joie, d’un geste instinctif, déposa sa tasse sur le bord de la table, tandis qu’il laissait glisser le délicat tissu de ses cheveux, et que se révélait à ses yeux le flamboiement indécent de la chevelure brouillonne de Lucy. Et il paraissait tant l’aimer, sa chevelure rousse et bouclée, que la prostituée rougit de plus belle, devant ses yeux dévorants, et sous les caresses pudiques dont il l’assaillait, sa crinière indomptable aux reflets orangés. Et lorsqu’il déposa un tendre baiser sur le haut de son front, la fille de joie baissa les yeux un instant, les réminiscences de la fougue avec laquelle il s’était emparée de son corps frêle la rendant soudainement écarlate et tremblotante. C’est un peu pour cela qu’elle nicha soudain son visage au creux de son cou ; un peu aussi parce que l’envie irrépressible de s’enivrer de ces embruns de lavande que le pasteur exhalait en toutes circonstances, mais surtout la joie délicieuse de sentir la naissance de sa fine barbe blonde râper délicatement sa joue blanche. C’était bon d’être au creux de ses bras, parce que Lucy le sentait fort, et qu’on ne lui avait jamais insufflé tant de douceur. Et c’était un paradoxe exquis, de se délecter de la délicatesse de cette étreinte solide, et la prostituée aurait pu passer sa vie entière contre l’austérité de tissu d’encre, à travers lequel elle percevait les battements de cœur effrénés de celui grâce à qui sa vie avait un sens, désormais.

Et il sentait si bon, et l’étreinte était si douce, que c’est un vague sentiment de culpabilité mêlé de honte qui lui fit doucement relever le visage, cherchant à croiser les yeux clairs qui parvenaient à la faire trembler d’émoi. Ses bras frêles et blancs se décrochaient à regret du cou toujours emprisonné par le col immaculé de la fonction du sacerdoce, tandis qu’elle lui lançait un regard mi-navré, mi-dépité :

- Vous…Tu veux peut-être que je te laisse…Maintenant…Tu as sûrement des choses à faire…

En laissant retomber ses bras le long de son corps, Lucy ne put empêcher ses doigts de courir sur le dos de la main du pasteur qui la dominait de toute sa hauteur, auréolé de cette chevelure angélique qui avait fait pâlir la lueur du soleil qui avait traversé les vitraux de l’église, à l’heure du sermon dominical. Et elle restait mutique, ses yeux toujours accrochés à ce regard céleste qui avait ébranlé toutes les belles fondations qui avaient forgé son stoïcisme aguerri, recroquevillant sa main dans le creux de la large paume, toujours chaude et douce, dans l’attente de se faire ou non congédier par ce pasteur trop merveilleux qui venait de lui déclarer cette flamme ardente qu’elle avait toute conscience de ne pas mériter.

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Jonathan R. A. Williams
Jonathan R. A. Williams

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Je n'aime pas me décrire...mais on me dit quelqu'un de gentil, tolérant envers beaucoup de choses; et il est vrai que le Seigneur m'aide à voir le bien dans le cœur de tous. Cependant, cette même capacité me rends aux yeux des gens très fanatique et naïf. Je n'avais jamais vu les choses sous cette angle, mais il faut croire que les gens ne voient en moi qu'un pasteur de pacotille. S'il y a une facette de moi que j'apprécie particulièrement, c'est le fait que je sois quelqu'un de très romantique ! Même si tout le monde préfère dire que je suis quelqu'un de niais...mais ne croyez pas que je sois stupide, car il m'arrive d'être très fier et impulsif. Je ne suis pas très courageux, mais je ferai toujours de mon mieux pour protéger les gens que j'aime, comme mon petit frère. J'ai aussi une profonde attirance pour les rousses. On me surnomme Quasimodo à cause de mon apparence quelque peu trapu -et certes poilu bien que blond, par opposition à la magnificence de mon frère.
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MessageSujet: Re: Tous les matins du monde [Jonathan] Tous les matins du monde [Jonathan] - Page 2 Icon_minitimeLun 23 Déc - 20:50



Tous les matins du monde

« It’s my destiny to fall in love with you. »

Printemps 1892

Revenir dans les tréfonds délicats de la cave de l’église avait un petit goût sucré, merveilleux, comme s’il rentrait à la maison, alors que seules quelques marches le séparait de son lieu de travail. Jonathan se sentait tout simplement bien, dans cet aura de douceur qui ne tenait pourtant qu’à un fil, à la simple présence de Lucy qui, tel un ange volatile et presque insaisissable, marchait autour de lui comme si elle s’excusait encore d’être là. Jonathan était déchiré entre deux émotions contradictoires : le désir et le plaisir de la voir si fragile et si délicate, tout ça à cause du sentiment brûlant qui les unissait désormais à ciel ouvert, de la sentir si dépendante même de sa présence jusqu’à lui offrir la rédemption – car il s’agissait presque de cela, tant elle paraissait si contrite et désespérée à l’idée de le combler, jusqu’à lui mettre une tasse de thé entre les mains… en même temps, il se sentait mal à l’aise de la voir se renfermée sur elle-même, devenir timide à l’excès au point de ne plus vouloir exprimer ce qui se tramait derrière le doux repli de ses paupières blanches. Cela faisait quelques jours, voir un mois, qu’au fur et à mesure de leurs rencontres, Lucy perdait ses moyens et que leurs conversations se faisaient intenses mais difficiles. Jonathan pensait qu’avouer ses sentiments, dans cet instant terrible où il la voyait perdue, parviendrait à les unir à nouveau. Mais leurs cœurs brûlants des milles feux infernaux du désir ne faisaient qu’accentuer cet fraîche timidité, comme des amoureux devant se découvrir de bien plus que leur fierté pour véritablement s’aimer.

Pourtant, malgré que le silence devenait une habitude, il y avait toujours ce lien qui se faisait entre leurs regards ; comme deux océans qui se confrontent, comme une rivière qui plonge dans la mer. L’odeur du thé combla les senteurs de poussière qui étaient le lot commun de cette alcôve plongée sous terre. Ces arômes chauds, savoureux, emplirent la pièce et leurs douceurs relevèrent l’atmosphère fragile de l’instant. Jonathan serra entre ses larges mains la tasse offerte, huma ses goûts particuliers et regarda Lucy faire de même, y trempant ses lèvres. Le pasteur la surplombait de toute sa taille et largeur, pouvant lui cacher même la lumière de l’ampoule s’il le désirait. Elle lui donna, toute timide et délicate, ses impressions sur le sermon qu’il venait de proférer. Ses mots trébuchaient les uns sur les autres, titubant et passant d’une intonation respectueuse à une intonation familière, comme si elle ne savait pas où se placer par rapport à lui. Parlait-elle au ministre du culte, au pasteur vénéré de ses ouailles,  ou à Jonathan Williams, le jeune homme aux oreilles écartés et à la figure disgracieuse, qui lui aussi balbutiait en lui parlant avec le coeur. Il sentit son coeur battre avec force devant son visage se blottissant contre son cou, l’enlaçant de sa petite taille comme on enlace un géant. Jonathan fit de même, faisant passer la tasse autour de son cou pour la poser sur la table, et serra la jeune femme entre ses bras, très fort. Ce n’était peut-être que le première jour de leurs émois avoués, mais il ne pouvait croire une seule seconde que la flamme qui les unissait s’amoindrirait avec le temps. Certains tombent amoureux pour toute une vie, songeait-il.

Mais au bout d’un moment, ce fut avec une mine attristée, presque déçue – alors qu’il n’avait rien fait de mal – que Lucy s’écarta en lui disant (avec cette même intonation entre deux mondes) qu’il avait forcément mieux à faire. Jonathan en fut profondément blessé. Non pas au point de plonger dans une colère aveugle, mais au contraire, blessé par sa tristesse. Avait-il fait quelque chose de mal ? Avant de la rencontrer, son travail était toute sa vie, ses ouailles étaient tout ce auquel il s’était accroché quand tout allait mal dans sa vie. Le Révérend Williams avait sa fierté et n’abandonnerait ceux qui croyaient en lui contre rien au monde. Il fallait l’accepter. Lucy garda tout de même ses mains dans les siennes, parcourant leur viril force du bout de ses doigts fins. Jonathan eut un court soupir, continuant de l’observer avec un doux sourire. C’était encore un long périple qui les attendait, ils n’en avaient franchis que la première porte. Cette pensée le mettait tout en émoi, car il avait peur que ce baiser scelle leurs existences à tout jamais. Il avait peur que le simple fait de s’être enfin trouver, marquait du même temps la fin de leurs vies. Comme s’il était inutile de vivre un jour de plus, maintenant que la clé avait trouvé sa serrure vers l’amour.

Lucy…

Tout ce qu’il fit fut de murmurer son nom, mais il le fit avec tant d’émotions. Une supplication cachée dans des relents d’amour et de compassion, d’interrogation et de peine. Jonathan avait envie de lui expliquer l’importance de son travail, et de tout ce que cela impliquait. Qu’elle n’y avait pas à se sentir triste parce qu’il s’éclipsait pour rendre hommage à ses brebis en manque de guide spirituel. Il prit sa joue entre l’une de ses mains, celle qui n’avait pas la jolie mitaine de Lucy, et caressa sa pommette de son pouce. Des heures qu’il aurait pu passé, à simplement morfondre ses yeux au sein de son sublime regard. Il la força à le regarder, afin qu’elle cesse de perdre sa fierté sur le sol. Ce n’était pas sain pour sa sublime renarde sauvage. Il jeta un coup d’oeil à ses lèvres entrouvertes, la promesse d’un tendre baiser sulfureux entre les crevasses de sa peau. Mais le pasteur devait s’en tenir à l’écart pour l’instant ; quand bien même ce n’était pas l’envie qui lui en manquait. Cependant, s’il y touchait ne serait-ce que du bout de ses lèvres, il savait que son coeur en folie lui intimerait l’ordre de se fondre en elle, de la prendre dans ses bras et d’exploiter toute la force de son émotion bouillonnante pour… certainement la coincer dans ses bras moelleux pendant des yeux, chaudement entrelacés dans un sommeil réparateur. Cette fois-ci, nul cloche ne sonnerait l’heure de retourner au travail, Jonathan ne pouvait se permettre cela.

Mais il pouvait encore rester cinq minutes. Aussi prit-il les mains de sa douce et l’amena à s’asseoir à ses côtés pour terminer leurs tasses de thés. Son visage la dévorait avec ce grand sourire amoureux, et ses globes oculaires ronds luisaient des lumières tamisés de l’ampoule. Il pouvait faire un peu peur, en toute honnêteté ; mais sa sincérité resplendissait tout autant. Tout en gardant une de ses mains dans la sienne, Jonathan reprit sa tasse dans l’autre et but une longue gorgée revigorante.

Tu sais… il… il ne faut pas t’inquiéter. Je comprends que… tout ça soit… un peu… comment dire… surprenant, ou… non pas vraiment surprenant mais… différent… enfin… déstabilisant ! Voilà ! Mais… je veux que… que tu prennes tout ton temps pour prendre tes marques ici… Ce soir, tu… tu me diras exactement les mots que tu n’as pas compris et je te les expliquerai… s’il le faut que je referai la lecture ce soir, rien que pour toi…

Jonathan, les joues rougies, baissa la tête. Il commençait à comprendre l’intense sentiment de timidité qui engluait les paroles possibles de sa belle. Quelle était pourtant cette peur qui les enserrait jusqu’à l’étranglement ? Il poussa un long soupir et prit cette même main pour la mettre sur son front, fermant les yeux. Cette simple pression sur sa tempe le faisait se sentir mieux.

J’ai eu très peur de ce sermon… je n’ai pas l’habitude d’en changer des choses au dernier moment, et je ne pouvais m’empêcher de me demander comment le prendraient les gens… comment toi tu le prendrais, si ce n’était pas un peu… trop tôt. Peut-être que je me suis enflammé… mais depuis ce matin, tu as l’air si perdue… et ça me fait mal.

Le pasteur écarlate se mordit la lèvre, incapable d’en dire plus. N’avait-il pas encore outrepassé sa limite ? Était-ce le vin de messe qui le faisait parler ainsi ? Peut-être. Il aurait tant voulu que ce soit aussi simple que dans les romans à l’eau de rose dont il s’était empiffré durant ces vides années. Mais la vérité était bien plus complexe, et surtout unique à chaque être. Il ne pouvait pas prendre exemple sur ce que d’autres avaient imaginé sous des ciels plus sombres. Sa gêne l’embruma d’un seul coup, rendant son visage aussi fuyant que le sien. Leurs lèvre savaient se trouver, aucun de leurs gestes ne paraissaient déplacés ou maladroits – bien que Jonathan ne fit tout qu’au pur instinct, mais leurs mots bloquaient sous quelques mystères douloureux qui prenaient racines dans leur cerveau. Il se leva. Même si ses mots peinaient à se tisser un lien compréhensible, au moins essayait-il de se faire comprendre, de toutes les forces de son coeur. La main toujours dans la sienne, le pasteur y déposa un très tendre baiser et murmura en la délaissant :

Ils m’attendent… mais tu sais, tu n’es pas enfermée ici… tu as peut-être des choses à aller chercher si tu souhaites…... emménager ici.

Ses derniers mots furent jetés d’une manière si preste et susurrée que ce fut un miracle que Lucy puisse les entendre, peut-être au mieux pouvait-elle les deviner. Jonathan était si gêné, brûlant tout autant de cette gêne que de honte car emménager avec une femme sans y être marié n’était pas exactement la chose la plus respectueuse à faire. Mais là encore, les situations ne suivaient pas toujours les conseils de l’auteur, et la savoir retourner dans sa chambre de bonne, à peut-être dormir à même le sol, le déchirait de l’intérieur. N’osant rester davantage, Jonathan se dirigea lentement vers la porte menant à l’escalier en colimaçon.

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Lucy E. Wood
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MessageSujet: Re: Tous les matins du monde [Jonathan] Tous les matins du monde [Jonathan] - Page 2 Icon_minitimeJeu 2 Jan - 16:38



Tous les matins du monde

« City of London »

Printemps 1892

Jonathan avait accepté la tasse sans rien dire, recueillant l’offrande de Lucy au creux de ses larges paumes d’un air songeur. La fille de joie n’osait bouger, plantée là, immobile, offerte au moindre désir que le tendre pasteur pouvait évoquer à tout moment, de cette voix tremblotante d’un émoi dont elle ne se moquait plus guère. Les balbutiements de son adoration enfin avouée au grand et chaste Révérend Williams la rendaient confuse et maladroite, écumant de doutes et de suppositions qui frisaient le ridicule. Aussi, lorsque ses lèvres découvrirent l’amertume délicieuse du breuvage aux embruns d’agrumes, la catin des rues qui avait côtoyé la mort de si près qu’elle avait pu en sentir le frôlement putride sur ses joues pâles parut soudain effrayée à l’idée qu’elle n’avait pas proposé de sucre à Jonathan. Et peut-être était-ce la raison du trouble qui le rendait mutique, peut-être la trouvait-il idiote, peut-être était-il déçu, parce qu’il s’agissait là de la politesse la plus élémentaire, et parce que Lucy manquait à tous ses devoirs, même le peu qu’il attendait d’elle. La jeune rousse déglutit, ayant soudain conscience de son incurable inutilité pour un homme tel que lui. C’était violent comme une gifle, aigre comme une bourrasque de bise en plein hiver, ce sentiment de n’avoir rien à offrir à celui pour lequel elle se serait immolé au moindre de ses besoins, et qui pourtant, malgré la sincérité et le cœur qu’elle mettait à le satisfaire, ne parvenait qu’à accumuler déception sur déception. Le pessimisme coutumier de la misérable prostituée voilait l’azur polaire de son regard soudain abattu et résigné, découvrant là le revers de l’éclat dévorant de cet amour qui avait, de plein fouet, déchiré le sépulcre désormais béant qu’avait été sa vie.

Pourtant leurs yeux ne semblaient pas pouvoir se lâcher, confrontant la clarté de leurs prunelles aux couleurs de ciel d’été qu’ombrageaient de légers nuages, annonciateurs de sombres présages infondés et d’affreux doutes sans raison d’être. Parce qu’elle le savait au fond, qu’elle n’avait rien à craindre de Jonathan et parce que lui aussi sans nul doute, était persuadé de la sincérité de Lucy à son égard. Mais c’était suffoquant et terrible, de découvrir à quel point le fardeau de la confiance en l’autre était lourd, parce que Lucy s’était déparé là de la seule force qui lui subsistait, et qu’elle s’était évertuée à conserver avec un orgueil farouche durant tant d’années. Dépouillée de son arme ultime, jetée aux pieds du grand pasteur auquel elle avait livré le sort de sa misérable existence, elle s’apparaissait soudain d’une faiblesse telle qu’elle en avait le vertige, bien trop consciente du pouvoir qu’exerçait désormais sur elle le chaste Révérend Williams sans l’amour duquel elle n’était dorénavant plus rien.

Elle ne le méritait pas, et elle ne le savait que trop ; car tout lui hurlait qu’elle ne valait rien face à lui, du sucre oublié dans sa tasse aux balbutiements piteux sensés devoir remercier l’aveu sublime dont l’écho avait résonné contre les murs sacrés de l’église, déversant l’amour défendu qu’il vouait à la piteuse créature qu’elle était aux oreilles de ses ouailles, qui, sans nul doute, auraient eu tôt fait de la pointer de leur index accusateur. Mais c’était beaucoup trop bon, de se laisser aller entre ses larges bras, de s’enivrer jusqu’à l’étourdissement des embruns de lavande qui s’exhalaient de son sempiternel col blanc, de se noyer enfin dans les profondeurs célestes de ses yeux qui la regardaient comme si la prostituée souillonne, maigre et négligée était la plus belle chose qu’il lui eut été donné de voir. Et c’était étrange, de se découvrir si belle dans le reflet de ces yeux prudes, un brin candides, quand on n’avait eu de cesse de souligner l’ordure de toute sa personne, tout juste bonne à soulever ses jupes sur ses genoux, devant s’estimer heureuse, déjà, de plaire suffisamment pour avoir à se soumettre aux assauts de ceux qui lui faisaient la grâce de monnayer ses humbles services.

Alors elle n’y résistait plus, à ces sourdes envies de réfugier sa fragilité extatique au creux de ce cou tendre, ayant trouvé là le repaire à cette solitude forcenée qui n’avait plus aucun sens sans lui, ses effluves de lavande et son grand regard d’enfant qui la couvait comme un trésor qui aurait jailli de la fange. Et la violence de la révélation de son amour pour lui coupait le souffle et les jambes, bien qu’au fond elle semblait l’avoir deviné depuis longtemps, ensevelissant le cataclysme de cette réalité non sans une certaine lâcheté qui ne lui ressemblait pas, effondrant ses membres roides contre le roc puissant qui lui faisait face, comme l’aveu, enfin, de sa faiblesse, sonnant là le glas de cette fierté orgueilleuse, un peu absurde, que le doux Jonathan avait réduit à néant par la force de son sourire. Dégager son visage de l’étreinte que le pasteur lui avait rendu avec fougue pouvait se comparer au réveil brutal de l’esprit qu’on aurait arraché à un rêve doux et mélodieux. Lucy avait sans doute l’air hagard en lui jetant ce regard éperdu et toujours voilé de cette inexplicable tristesse, gardant la large paume entre ses doigts blancs, ne se résignant pas à se couper totalement de la tiédeur parfumée de la peau du pasteur. Jonathan la laissait faire, un doux sourire préoccupé pâlissant ses lèvres tandis que sa main libre se posait sur la joue blanche de Lucy, qui se découvrait une honte mêlée de répugnance pour sa maigreur peu en vogue, consciente une fois de plus qu’un pasteur bourgeois et respecté aurait pu prétendre aux charmes d’une gorge pigeonnante et aux hanches larges, plutôt qu’à cette carcasse menue et affamée qu’elle traînait péniblement depuis tant d’années.

Pourtant il semblait la trouver véritablement belle. Cela s’entendait à sa voix lorsqu’il prononçait son prénom, cela se ressentait dans la force délicate de ses doigts tandis qu’il relevait le frêle visage obstinément rivé au sol vers les hauteurs de son regard clair qui la dévorait toujours, dans cette contemplation muette dont l’émerveillement palpable échappait toujours à Lucy qui savait à quel point elle n’était rien pour ce bas-monde, elle qui se flétrissait dans l’ordure et le fumier de Whitechapel depuis trop longtemps. Ce n’était qu’après une longue méditation, avide, troublée, qui parût, dans un paradoxe déroutant, durer une éternité et une seconde, que le pasteur se saisit des deux petites mains, toujours glacées entre ses grandes paumes tièdes, pour faire asseoir la frêle rousse à ses côtés, semblant choisir ses mots avec soin, comme quelqu’un qui s’apprête à expliquer quelque chose de compliqué à un enfant trop sensible. Lucy l’imita lorsqu’il avala une longue gorgée de thé, dissimulant là son appréhension, tandis que son éloquence pastorale s’était éclipsée, cédant la place au timide Jonathan qui bredouillait ce qui ressemblait clairement à une invitation à demeurer ici ce soir, auprès de lui, enjoignant la jeune femme à repousser dans un coin reculé de son esprit ses inquiétudes infondées. Et il s’offrait à lui expliquer avec plus de simplicité la magnificence de son sermon dominical, que l’inculte Lucy lui avait fait l’affront piteux de ne pas comprendre dans son intégralité. Et l’attention était telle, pleine de cette douceur infinie et de cette patience exquise qui rendaient Jonathan irrésistible à la pauvre Lucy que la main des hommes n’avait eu de cesse de malmener depuis son plus jeune âge. Mais sous cette tendresse exacerbée, sous ces égards délicieux qui valaient tous les cadeaux du monde, les doutes et la mélancolie idiote de la prostituée fondirent comme neige au soleil, et c’est un sourire sincère, heureux et soulagé qui étira ses lèvres fines, tandis que dans ses yeux d’azur clair brillait de l’éclat fabuleux de se sentir aimée, enfin, et avec une force que, jamais, elle n’aurait jamais osé espérer. Ses petits doigts frêles serrèrent un peu plus fort la paume tiède du pasteur, tandis qu’elle avalait une nouvelle gorgée de thé parfumée :

- Je…Oh oui…C’est tout nouveau, c’est vrai…Mais tu n’y es pour rien…C’est moi…C’est ma faute…Je suis un peu…Enfin tu sais…Je n’ai pas l’habitude de tout ça…C’est…Tu es tellement gentil, et j’ai peur de te faire perdre ton temps, surtout, c’est pour ça que je n’ose pas…Mais j’accepte, bien sûr, de rester ce soir, tu sais…ça me ferait vraiment très plaisir.

Les joues de Lucy s’embrasèrent de concert avec celles de Jonathan qui avait baissé la tête, vaincu lui aussi par ces aveux que tous deux peinaient à extirper de leurs lèvres trop peu aguerries à ce genre d’exercices, l’un par la timidité excessive, pudibonde presque, dans l’écrin de laquelle il semblait s’être reclus, résigné à ne jamais recevoir de la part d’une femme ces regards énamourés et ces caresses tendres qu’il avait renoncé à espérer. Tandis que l’autre, vigoureuse dans la solitude, n’avait survécu que parce qu’elle s’était refusée aux contacts et aux liens, et parce que sa misanthropie l’avait presque rendue muette, incapable de décrire au travers de mots simples la moindre émotion qui traversait son esprit qu’elle avait trop longtemps cru apathique. Et elle se serait giflée devant tant de stupidité et d’ingratitude, parce que Jonathan semblait s’insuffler du courage, enfouissant son visage entre ses larges paumes avant de continuer, avouant là son inquiétude et ses craintes, devant la réaction de Lucy face à au sermon qui lui dévoilait là l’intensité d’un amour qu’il s’était évertué à refouler des mois durant. L’égoïsme et le manque de tact de Lucy étaient risibles ou bien à pleurer, car n’importe quelle autre femme qu’elle, plus douce et plus prévenante, aurait songé à rassurer le pasteur sur l’impact sublime et incroyable qu’avait eu un sermon si merveilleux sur le pauvre cœur déjà flétri de cette fille de joie mal-aimée. Et c’est bien trop tard, et avec beaucoup trop de maladresse, qu’elle tâchait de remédier à son incorrigible manque d’égards, elle dont la solitude lui avait fait oublier toutes les prévenances sociales, se rachetant du mieux qu’elle le pouvait, usant d’une douceur toute nouvelle à laquelle, jadis, elle n’avait jamais eu besoin.

- Je te demande pardon…Je n’ai jamais voulu te faire de peine…J’ai été très seule, très longtemps…J’ai l’impression parfois de ne même plus savoir parler…Ton sermon c’était…C’était la chose la plus belle qu’on ait jamais faite pour moi…Et il m’a tellement émue…Plus que je n’arrive à le dire…Alors j’ai l’air perdue, et c’est vrai…Je le suis…Mais tu n’y es pour rien, parce que ce que je t’ai dit, que…enfin… que je t’aime…je le pense, et ça chamboule toute ma vie, parce que ça me fait un peu peur, même si j’ignore pourquoi, parce que j’ai confiance en toi.

L’effort avait été considérable pour Lucy dont le frêle visage cramoisi se confondait à la tignasse flamboyante qui l’auréolait, tandis que les deux protagonistes ne se regardaient même plus, tout entiers à la pudeur extrême de leurs sentiments qui se révélaient doucement, avec la tendresse parcimonieuse de deux adolescents timides qui découvrent cette flamme dévorante qui embrasait tous les cœurs depuis la nuit des temps. La frénésie de son cœur affolé par une telle déclaration s’exacerba sous les lèvres du Révérend qu’elle sentait délicatement se poser sur sa main blanche, tandis que sa voix, fuyante, presque un murmure, s’élevait, à peine audible aux oreilles de Lucy. Il s’excusait. Le devoir l’appelait. Mais surtout, il enjoignait la jeune femme à faire comme chez elle, lui proposant de récupérer des affaires si d’aventure elle désirait s’installer dans l’écrin merveilleux de cette cave qui avait abrité leurs plus jolis moments. Lucy réprima un léger rire aigre, sans joie, en songeant à la chaise en paille miteuse et à sa paillasse usée qui constituaient là son maigre mobilier. Jamais l’orgueil de la fille de joie ne pourrait se remettre de la morne désolation du spectacle de sa chambre minable, contemplée par les yeux tristement horrifiés de celui qu’elle avait avoué aimer, elle qui avait été si longtemps persuadée d’être insensibilisée à ce genre de maux. Pourtant l’idée de passer ses soirées, ses nuits dans cette cave, auprès de ce pasteur immense, dont la blondeur angélique la surplombait avec une bienveillante tendresse, faisait bondir son cœur de joie, tant et si bien qu’elle se hâta de répondre, avant que Jonathan ne disparaisse à toute vitesse, comme chaque fois qu’il était embarrassé :

- Oh…Je…Bien sûr…Ce serait magnifique…Mais je n’ai pas grand-chose à amener chez toi…Mais vas donc, je vais tâcher de te faire à dîner, et puis je m’occuperai, avec tous les livres que tu as…J’ai encore des progrès à faire, n’est-ce pas ?

Avec un sourire rassurant, Lucy lui lâcha doucement la main, l’enjoignant à partir, tandis qu’il se retournait déjà à son office et à ses ouailles, qu’il ne pouvait guère se permettre de négliger.


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