Sujet: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892 Mer 12 Fév - 9:44
Les jours passaient, et Ewen avait finalement été accepté dans le foyer des Hamilton comme un domestique particulière efficace, car il faisait tout pour compenser ce qu’il pensait être ses faiblesses, en redoublant d’efforts au quotidien. En effet, si ses relations avec le maitre de maison étaient plus qu’agréables, pour le peu qu’il le croisait, parce que le O’Hara se montrait attentif à ses demandes, il n’en cachait ainsi que plus ses rencontres tendues avec sa femme, qui semblait tout faire pour l’éviter. Bien entendu, ce comportement n’avait rien d’anodin, et leur cohabitation, depuis le départ, n’avait jamais été facile… Jusqu’à ce qu’elle devienne un peu trop proche, mettant en danger sa position. Le jeune homme tentait par toutes les façons de ne pas repenser à cet incident, qui lui avait laissé des émotions plus que confuses, et troublantes – sans l’insistance de son patron à nécessiter son aide, à vrai dire, Ewen aurait probablement fuis la situation, aussi rapidement qu’il se serait éloigné d’un feu, après s’y être brulé.
Plusieurs fois ces derniers jours, dans son service, en ramassant les assiettes, ou en passant près d’elle, Ewen avait frôlé Clara, et chaque fois, son corps en avait ressenti une décharge douloureuse. S’il l’avait cherché au début, par culpabilité, il n’avait plus jamais réussi à croiser son regard, depuis le moment où cet échange l’avait amené à l’embrasser, dans une pulsion plus forte que de raison. Mais il avait décidé de voir dans cette attraction interdite un signe de sa salvation : c’était une mise à l’épreuve, qu’il devait surmonter avec générosité, pour enfin gagner la rédemption tant attendue. Serait-il jamais assez puni par la vie, pour avoir essayé de survivre à une enfance trop douloureuse ? Ewen était trop humble, sans doute, pour estimer qu’il méritait mieux qu’une constante torture, pour lui rappeler des fautes auxquelles il avait été pourtant forcé malgré lui par le destin.
Et à y trop penser, Ewen avait fini par penser que la colère de Clara ne venait pas de son refus d’aller plus bien, mais bien du fait qu’il avait essayé d’abuser d’elle, qu’elle pensait surement avoir raison depuis le début désormais, et se méfiait de lui… Sa honte n’était donc que proportionnelle à son investissement dans la maison et à son désir de lui prouver qu’il saurait se tenir à l’avenir, et ne lui ferait plus la moindre offense. Il n’était que plus dédié à cette tâche qu’ils allaient bientôt se retrouver seuls dans la demeure pour quelques jours, ou semaines, et qu’Ewen ne tenait pas à ce que sa maitresse s’angoisse à cette idée, au point de ne plus en dormir tranquillement. En toute logique, il ne pouvait en être autrement : l’idée qu’elle ait pu vouloir de lui, même dans un moment d’égarement, était complètement absurde, et il ne pouvait l’envisager. Ainsi, il restait le plus distant possible, respectant son silence, son enfermement dans son atelier, qui devenait pratiquement une obsession. Il avait fini par imaginer qu’en la soutenant dans sa tâche, elle pourrait peut-être revoir son opinion de lui, et considérer sa présence avec plus de plaisir – en toute innocence. Ainsi, il l’observait des fois à la dérobée, déplaçant parfois des outils derrière elle, pour lui rendre leur utilisation plus pratique, retournant ses notes et dessins pour lui montrer un autre point de vue, qui l’aurait aiguillé vers une autre solution. Ses initiatives n’étaient jamais assez énormes pour qu’elles puissent lui être reprochées, installant juste le doute dans l’esprit de la jeune femme, sur son propre rangement, son degré de fatigue, pour oublier ces détails, et il s’assurait toujours que ses actions lui soient profitables, pour ne pas de nouveau s’attiser ses foudres. Comprenant bien qu’elle ne voulait pas directement de ses remarques, Ewen restait en retrait, l’observant de loin, s’imprégnant de son travail et de ses idées, pour mieux pouvoir lui être utile. Ce fut ainsi, trop investi dans ce rôle d’assistant caché, qu’Ewen réalisa un jour que Clara manquait d’une pièce spéciale, un boulon d’un diamètre assez rare, pour finir sa dernière invention. L’humeur ambiante s’en ressentait, et ses courses dans les magasins de Londres s’avérant infructueuses, cette quête se mit ainsi à occuper l’esprit de l’irlandais autant que le sien.
Ewen n’était qu’un enfant. Il riait, s’amusait avec une petite brune, aux yeux malicieux. Il aimait la façon dont elle le regardait, malgré ses jolies robes, dont le contraste avec ses fripes attirait les remarques désapprobatrices des passants. Elle allait partir, moment de bonheur éphémère dans le quotidien sombre d’un gamin des rues. Elle s’en allait bientôt, et le O’Hara le savait aussi bien qu’elle, mais il ne voulait pas y penser, car cette perspective trop proche lui donnait presque des douleurs physiques, comme s’il allait en être malade, et il voulait repousser cette échéance, le plus possible.
Il ne voulait pas y penser, ne pas revivre cet instant, et l’homme endormi dans son lit, secoua la tête à ce souvenir qui revenait le hanter, comme pour le repousser.
La petite fille semblait triste, elle aussi. Il fallait l’oublier, car il ne pourrait jamais faire partie de son futur. Elle lui disait aurevoir, et prenait sa main sale. La sienne était douce. Il y avait quelque chose de dur entre ses doigts fins. Le temps qu’il réalise ce qu’elle avait posé dans sa paume, elle avait disparu.
Ewen se réveilla en sueur, sursautant dans ses draps. Il savait exactement où trouver le boulon qui manquait à Clara, pour faire fonctionner sa machine, dont il ignorait complètement les aboutissements, mais comprenait vaguement la mécanique, par expérience. Il n’avait pas la créativité, mais il avait la technique… Elle avait besoin d’un boulon de ce calibre, et il l’avait… Si son trésor ne lui avait pas été volé depuis, ce qui aurait sans doute été un juste revers des choses. Excité par cette réalisation de sa mémoire, qu’il avait jusque là enfouie, inconsciemment, dans un recoin profond, pour pouvoir avancer sans peine après cette séparation, Ewen s’attela à sa toilette rapide et à s’habiller pour ensuite pouvoir prendre soin de faire de même avec le Hamilton…
- Vous semblez bien enthousiaste, ce jour ! L’accueillit son maitre, et ami, en quelques sortes, en voyant son serviteur plein d’entrain à exécuter ses corvées. J’aimerai avoir le secret de cette énergie… Les affaires du moment ne m’inspirent pas vraiment à aller au travail, mais j’espère que mon voyage me redonnera un peu de passion pour le métier. - Vous dites cela, mais je commence à vous connaitre… Vous aimez les challenges, et rester inactif vous ennuierait, répliqua Ewen, en sachant parfaitement doser les compliments pour satisfaire l’égo de Richard, sans paraitre en faire trop, pour dissimuler sa trahison. Et chaque jour, ce mensonge le rongeait. J’aurais besoin de sortir pour une course aujourd’hui, si vous me le permettez ?
Un sourire complice s’étira sur le visage du Hamilton, et il allait probablement faire un commentaire déplacé sur son humeur et l’annonce d’une sortie urgente, lorsque l’ombre de Clara passa dans le couloir, le coupant dans son élan. Ewen se glaça tout autant, remerciant intérieurement la providence d’avoir empêché une autre situation embarrassante, et renforcé son jugement qu’il n’était qu’un pervers notoire, en traque d’une proie facile, ou à l’affut d’une opportunité d’aller soulever quelques jupes. Heureusement, rien ne vint perturber le déroulement de son plan, et après que Richard Hamilton ait fait ses auxrevoirs à la jeune femme, et qu’il eut mis en ordre les quelques tâches qu’il lui restait à accomplir pour pouvoir s’éclipser la conscience tranquille, Ewen en fit de même, avec moins d’effusions.
- Je dois m’absenter, avez-vous besoin de quelque chose ? Lança-t-il à la volée, dans les escaliers qui menaient à l’atelier, sans espérer vraiment de réponses. A vrai dire, il avait déjà fait les provisions la veille, et il y avait tout le nécessaire dans la maison pour tenir une semaine. Je reviens très vite, conclut-il, comme s’il allait lui manquer.
Sans prendre le temps d’attendre qu’elle s’exprime, parce qu’il ne pensait pas une seconde qu’elle briserait finalement le silence dont elle l’accablait, sauf cas exceptionnels et indispensables, le O’Hara referma la porte derrière lui, et prit la direction d’une impasse qu’il ne connaissait que trop bien, malgré sa désertion depuis des années. Au fur et à mesure qu’il avançait, ses pas lui semblaient plus légers, enfantins, et des flashbacks d’une autre vie lui revenaient étrangement, images, sons, odeurs… Sentiments.
Clara regarda son époux quitter leur demeure. Elle avait tenté de le retenir. À plusieurs reprises depuis qu’il lui avait annoncé devoir s’absenter pour le travail pendant quelques jours. Le nombre exact, elle l’ignorait et probablement que Richard lui-même ignorait combien de temps il serait loin de chez lui. Elle avait cherché des excuses pour l’empêcher de faire ses valises. Elle avait essayé de le convaincre de travailler à la maison, par correspondance, mais en vain. Monsieur Hamilton venait de partir et ne reviendrait pas avant longtemps. Bien sûr, Clara n’avait pu donner de véritables raisons quant à sa réticence au départ de son mari; depuis l’embauche d’Ewen, l’Irlandais au passé plus que douteux, elle n’avait plus à craindre d’être seule à la maison et de devoir s’occuper de l’entretien de celle-ci. La seule et unique raison pour laquelle Clara Hamilton ne souhaitait pas que Richard s’en aille était qu’elle avait peur de succomber au charme de son domestique. Elle avait déjà perdu la tête en sa présence et cela ne devait plus se reproduire, mais le jeune homme semblait exercer un pouvoir presque magique sur l’épouse. Chaque fois qu’Ewen se trouvait près d’elle, Clara sentait son esprit s’embrouiller, son rythme cardiaque s’accélérer et ses mains devenir moites. Les rares fois où elle avait risqué un regard dans sa direction, une étrange douleur s’était éveillée dans son bas-ventre… Comme si c’était douloureux de regarder son domestique sans pouvoir lui toucher.
La solution s’était donc imposée d’elle-même : ne jamais le regarder… L’ignorer… Ne lui adresser la parole que dans des moments précis et toujours en présence de Richard…
Le regard de la jeune femme était fixé sur la porte que son époux venait de refermer derrière lui lorsque son domestique s’adressa à elle. De simples paroles polies; Ewen ne faisait que prévenir sa maitresse de son absence imminente, ne cherchant pas réellement son approbation puisque Richard le lui avait déjà accordé.
Clara ne répondit rien. Comme elle le faisait depuis quelques jours. Elle détourna même le regard lorsque la porte qu’elle regardait depuis un moment s’ouvrit à nouveau, cette fois pour laisser le jeune homme sortir de la maison, mais dès que la porte fut close, elle se précipita à la fenêtre pour suivre les déplacements d’Ewen.
« C’est cela! Profitez-en pour aller courir la gueuse! », dit-elle rageusement en tirant sur le rideau de la fenêtre pour dissimuler sa présence aux regards indiscrets. Quelques heures plus tôt, alors que Richard se préparait à son voyage, Clara avait surpris une brève conversation entre les deux hommes. Leur mutisme à l’approche de la jeune femme n’avait fait que confirmer ce qu’elle s’imaginait déjà et de regarder Ewen partir avec empressement lui donnait à présent des maux de cœur. Il n’y avait aucun doute; l’Irlandais allait à la rencontre d’une jeune femme. Le visage rond et coloré de la fille d’un marchand, croisée à une échoppe quelques jours plus tôt, lui revint en mémoire; cette dernière semblait éprise du domestique des Hamilton et même Richard avait une ou deux fois plaisanté à ce sujet. Une belle jeune femme, pleine de vie, pas encore mariée et qui… Clara secoua vivement la tête : elle n’avait aucun droit d’être jalouse de la proximité que pouvait avoir Ewen avec d’autres femmes. Ce dernier avait des pulsions à assouvir... Comme n'importe quel homme… Et il était libre… Pas elle… Encore une fois, Clara se laissait envahir par ses sentiments contradictoires. Pourquoi se sentait-elle aussi attirée par le jeune homme alors qu’il lui avait clairement fait comprendre que leur bref instant de passion n’avait été qu’un égarement de sa part? Monsieur O’Hara avait eu besoin d’une femme, Clara en était une et s’était trouvée à proximité, mais son rôle de serviteur et non d’amant l’avait empêché d’aller plus loin… Pourtant, elle aurait souhaité qu’il n’ait pas autant de contrôle…
Clara soupira et esquissa un mouvement pour quitter la fenêtre et se diriger vers la porte menant à la cave.
Depuis qu’Ewen avait remis son atelier en ordre, probablement à la demande de Richard, Clara y passait la majorité de son temps. C’était ce qu’elle avait toujours fait, et ce, même avant l’arrivée de l’ex-prisonnier; au fond, c’était toujours le moyen de l’inventrice pour échapper au quotidien. Néanmoins, cette fois, ses motivations étaient quelque peu différentes. Encore une fois, le domestique des Hamilton en était le responsable, mais cela devait demeurer un secret. Pour Richard, rien n’avait changé; après s’être opposée à l’embauche d’Ewen, sa femme s’était rapidement remise à ses inventions et lui avait enfin quelqu’un à qui parler dans cette maison froide.
Mais une autre raison attirait la jeune femme à son atelier : la découverte d’un plan oublié dans le fond d’une malle et qui avait appartenu à Walter May, son père. Clara, qui avait toujours eu admiration infinie pour son paternel, avait hérité de lui sa curiosité et son amour pour les sciences mécaniques. Les machines, c’était fascinant et celle-ci, bien que simple par son mécanisme, était unique. En apparence, il s’agissait d’un jouet pour les enfants, une babiole à poser sur un meuble et à regarder prendre la poussière, mais par sa conception, c’était un défi de taille…
Lorsque monsieur Hamilton s’était aperçu que son épouse s’entêtait à dormir dans un petit lit d’enfant dans une pièce servant de débarras, après qu’il eut offert sa chambre à leur nouveau domestique, il n’eut d’autres choix que de reprendre ce qu’il avait offert si généreusement à Ewen. Ce dernier avait semblé presque soulagé de quitter la chambre spacieuse de Clara pour s’établir dans la petite chambre tout au fond du couloir de la maison des Hamilton. Richard avait tout de même insisté pour la meubler pour être confortable et ainsi pour la vider de toutes les malles dans lesquelles étaient enfermés des souvenirs des États-Unis et leurs rêves passés, à Clara et lui. Le travail s’annonçant émotif, le couple Hamilton avait interdit à l’Irlandais de leur donner un coup de main pour le ménage du contenu des malles, mais avait été heureux de lui laisser la tâche de déménager les meubles lourds d’une pièce à l’autre.
C’était pendant le réaménagement des pièces de la maison des Hamilton que Clara avait retrouvé le plan de son père.
Il ne lui manquait qu’une pièce pour compléter sa machine. Un simple boulon, mais d’une forme et taille unique. Un manque facilement dissimulable; Clara était une bricoleuse qui pouvait transformer presque n’importe quoi en ce qu’elle voulait. Néanmoins, par respect pour son père et son génie, elle devait réaliser son mécanisme comme il l’avait lui-même imaginé. Elle avait cherché partout. Elle avait demandé à tous les artisans de la région. Elle avait consulté de vieux catalogues de pièces d’horlogerie empruntés à son voisin, monsieur Adler, en vain. Cette pièce unique devait être une invention de Walter lui-même et aucune indication ne permettait à Clara de la reproduire.
Clara s’arrêta dans son mouvement pour quitter la fenêtre d’où elle avait espionné Ewen; elle se souvenait avoir déjà possédé un tel boulon unique. Clignant des yeux à plusieurs reprises, la jeune femme se remémora avec difficulté le petit objet rouler au creux de sa main, ses doigts se refermer autour de lui… À moins que ce semblant de souvenir ne soit que le fruit de son imagination… Et c’était probablement le cas; depuis quelques jours, Clara n’avait pas les idées claires…
Clara roula ses yeux dans sa tête; voilà qu’elle pensait à nouveau à Ewen. Sans son boulon, il lui était inutile de retourner s’enfermer dans son atelier pour la journée… Madame Hamilton jeta un regard par-dessus son épaule et vers la sortie de la maison : « Il ne doit pas être très loin… », murmura-t-elle en décidant au même moment de partir à la poursuite de son domestique… Mais que ferait-elle au moment où elle le retrouverait?... En admettant que l’Irlandais ne soit pas déjà dans les draps d’une jolie femme… Clara avait le temps d’y réfléchir… Sur un coup de tête et avec impulsivité, ce qui ne lui ressemblait pas, la jeune femme se retrouva à marcher d’un pas rapide dans les rues de Londres à la poursuite de l’ancien prisonnier.
Il lui semblait l’avoir aperçu au bout d’une ruelle… Elle croyait l’avoir vu s’arrêter ici et là pour discuter… Elle était persuadée que c’était bel et bien lui qu’elle avait vu tourner une allée… Et chaque fois que Clara croyait être sur la piste de l’Irlandais, elle empruntait le même chemin, ne faisant pas attention aux repères visuels qui lui permettraient de revenir sur ses pas, dans le cas où cette quête serait peu fructueuse, et qui l’empêcheraient de se perdre.
Les ruelles empruntées lui semblaient familières comme si Clara les avait déjà parcourus… Et puis elle se souvint.
Alors qu’elle n’était qu’une jeune fille, Clara May avait été envoyée chez une parente, à Londres, pour y passer l’été. Quitter son pays sans ses parents avait été toute une expérience pour la jeune Américaine, mais heureusement, à peine arrivée sur la terre de ses ancêtres, Clara avait fait la rencontre d’un gamin des rues, un enfant plus jeune qu’elle, mais tellement plus débrouillard. Elle n’arrivait pas à se souvenir du nom de cet enfant ni de son visage, mais elle se souvenait avoir éprouvé beaucoup de chagrin à le quitter. Pendant tout un été, cet enfant avait été son ami, son confident et son guide dans la ville.
Ces ruelles lui étaient donc réellement familières. Clara sourit et s’arrêta pour regarder autour d’elle. Tout avait tellement changé… À commencer par elle… L’Américaine leva une main vers ses cheveux coiffés en chignon qui ne mentait pas sur ses trente ans et retira les épingles qui le tenaient pour laisser ses cheveux tomber librement sur ses épaules. Ce simple geste lui donna l’impression de retrouver la jeune Clara May pour cette exploration solitaire dans les ruelles de Londres. Retracer Ewen était presque impossible maintenant… Et n'était plus réellement une priorité.
Clara se souvenait plus clairement à présent avoir possédé le boulon qu’elle cherchait… Et l’avoir donné à cet enfant. L’objet était probablement perdu à jamais, jeté par le gamin quelques instants après son départ, mais s’il y avait une possibilité qu’il soit toujours là, quelque part… C’était de la folie que d’imaginer pouvoir le retrouver et Clara laissa ses épaules tomber en rigolant discrètement de ce qui lui avait brièvement semblé être une aventure extraordinaire.
Pourrait-elle le reconnaitre si elle le croisait à cet instant? Ce gamin à l’aspect sale avec qui elle avait passé un été à jouer à la princesse enlevée par un terrible capitaine pirate pour devenir matelot sur son bateau… S’il était toujours vivant, car mourir jeune était malheureusement très courant, il était un homme à présent. Peut-être était-il marié et avait des enfants qui jouaient à leur tour dans ces ruelles… Peut-être avait-il était adopté par une famille aimante et occupait à présent un poste important dans le gouvernement britannique…
Clara avait marché machinalement, perdue dans ses pensées, en suivant un chemin un jour emprunté par elle et son jeune ami. Un chemin qui la conduirait, immanquablement, à une impasse…
Sujet: Re: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892 Dim 23 Fév - 19:46
La maisonnée n'ayant besoin de rien, s'étant assuré qu'il partait en laissant tout en ordre chez les Hamilton, Ewen pouvait prendre le temps de flâner un peu dans les rues de son enfance, dont il avait tant été privé depuis. Si grandir sans toit stable n'était certes pas une bénédiction, le O'Hara avait néanmoins gardé quelques bons souvenirs de ses jeux, avant que ceux-ci ne deviennent trop dangereux, et lui coutent sa liberté. Il avait eu de nombreux frères et soeurs, qu'il avait perdu au fil du temps... Certains liés à lui par le sang, qu'il espérait encore vivants, et d'autres que son quotidien lui avait choisi, et qu'ils savaient pour la plupart dans les mêmes ennuis que lui. Plusieurs l'avaient marqués plus que d'autres. La vérité était que peu de fillettes subsistaient dans ces conditions, et qu'il n'en avait donc côtoyé qu'une poignée ou moins dont l'état les rendent encore amicales... Dont une, qui s'était distinguée car elle n'avait rien à voir avec aucune qu'il ait rencontré auparavant : non seulement car elle était vêtue décemment, mais aussi parce qu'elle gardait une innocence et une joie que peu de ses copines mises à banc conservaient alors. Il ne se souvenait plus vraiment comment elle en était venue à lui parler, parmi tous les autres brigands, à lui donner une chance de la connaitre, et à le faire hériter d'un boulon, qui avait du appartenir à son père, alors qu'il avait oublié jusqu'à son nom... La mémoire avait cette générosité étrange de sélectionner les souvenirs les plus heureux et à les protéger dans un endroit secret, pour ne pas les user à mauvais escient. Derrière les barreaux, Ewen nécessitait une dureté que ne lui aurait pas autorisé un coeur trop sensible, il avait donc blindé son esprit vagabond pour se faire plus fort qu'il ne l'avait été lors de ces moment de faiblesse.
- Avec c'te belle allure, c'sera moitié prix pour toi mon mignon, l'interpela une femme de joie, qui devait avoir son âge, mais en faisait déjà deux fois plus, abimée par les sévices de sa misérable existence. Tu mérites pas d't'ennuyer avec ta p'tite femme qui dort avec sa robe brodée toute propre... - T'as b'soin d'te détendre mon beau, les vraies sentent ça... Proposa une autre, alors qu'il s'écartait de la première, en le prenant par le cou et l'attirant contre un mur.
Si le O'Hara avait déjà eu à faire à ce genre de pratiques, régulièrement, il n'avait pourtant jamais été un client, dans le sens où il n'avait jamais payé la passe. Bien sur, il avait offert quelques cadeaux à ses préférées, mais elles n'avaient jamais réclamé rien d'autres que ses bras pour les réconforter d'autres, moins tendres et désirés. Et même s'il n'avait fait qu'expérimenter brièvement à l'époque, Ewen avait compris cela, cette dynamique presque malsaine, qu'il devait composer, par entraide, par soutien. Il avait sans doute échappé à des traitements similaires par un miracle qu'il ne s'expliquait pas, son apparence lui ayant toujours valus une certaine attention. Se détournant donc avec douceurs de celles qui auraient pu partager son malheur en d'autres circonstances, mais qui maintenant enviaient ses atours, qui trahissaient une aisance qu'il ne possédait pourtant pas encore, Ewen tâcha d'ignorer également les plus jeunes qui patientaient derrière, dénuées déjà de l'enthousiasme propre à leur âge, en jouant avec des bouts de bois. Il fouilla sa poche à la recherche du sous que lui avait donné Richard, pour son premier salaire, avant de partir, et la posa dans la main de celle qui avait la chevelure aussi rousse que son enfant, sans doute, assise par terre. Elle le dévisagea d'un air légèrement surpris en tâtant le métal, suivant son regard avec une sorte de tristesse, croyant deviner ses intentions... Mais Ewen arrêta le train de ses pensées.
- C'aurait pas été d'refus, mais j'des affaires à régler, répondit le jeune homme, avec un ton qui approfondit plus encore l'incrédulité de ses interlocutrices. Le costume les avait trompées un instant, mais elles venaient de reconnaitre l'un de leur semblable, dont la démarche aurait pu déjà trahir cette ascendance. Qu'Dieu vous garde.
Il s'éloigna rapidement, pour ne pas avoir de regrets, concentré sur sa mission : il aurait pu, sans problème, s'accorder un moment, une étreinte rapide, peut-être même, pour cette somme, avec la participation des deux aspirantes à satisfaire sa virilité. Un ancien taulard n'aurait-il pas du sauter sur l'occasion pour se remettre en selle, et profiter de toutes les opportunités que lui apportait désormais sa position ? Quelque chose l'en empêchait, et il savait bien que ce n'était pas son emploi du temps. Et probablement, d'ailleurs, pouvoir laisser s'exprimer ses hormones dans ces conditions n'auraient pas été si néfastes, mais plutôt salutaire, pour le prévenir d'un dérapage, dans des lieux où il ne devait pas s'aventurer à de telles fantaisies. Il serra les poings à cette pensée, en accélérant son pas. Il y songerait sérieusement, à sa prochaine paye, pour ne pas gaspiller son revenu sans retours plaisants, bien qu'il ne regrettait pas son acte de charité.
Il arriva donc bientôt, mais légèrement frustré, à cette impasse qui, par son apparence presque invisible à qui ne saurait pas déjà sa présence, devaient être désertée depuis des années. Ewen, alors qu'il avait moins d'une dizaine d'années, en avait fait une sorte de refuge, profitant d'un défaut de construction des architectes, qui n'avaient pas réfléchit à combler cet espace, surement, au moment d'établir les maisons alentours. Le quartier n'était pas particulièrement bien habité, aussi, les occupants n'en avaient jamais portés rigueur, sans moyen pour prévenir de cet espace inopportun. Le O'Hara se souvenait à présent parfaitement de sa cachette, de la forme de la pierre qu'il devait enlever, du comptage qu'il avait effectué des dizaines de fois. Il le répéta donc dans son fort intérieur, tandis qu'il se baissait vers la brique qu'il allait devoir essayer de retirer : les jointures de celle-ci, qu'il comblait avec de la glaise auparavant s'étaient désormais durcies, et il dut gratter quelques minutes avec ses doigts, pour parvenir enfin à faire bouger le parpaing. Il le retira doucement, avec appréhension et émerveillement, comme un pirate redécouvrant le trésor qu'il avait enterré des siècles plus tôt. Il n'y avait cependant pas d'or au fond de ce trou sombre, mais juste quelques sous crasseux, et des restes de nourriture qui avaient du pourrir avant de sécher complètement... Et un boulon, cadeau d'une inconnue qui l'avait apprécié suffisamment pour lui confier : un monde pour l'enfant qu'il était à l'époque, tout ce qui lui appartenait.
Il s'empara immédiatement de la pièce qu'il était venu chercher, qu'il rangea dans sa poche, et essuya les autres, qui ne rembourserait guère sa précédente donation, mais pourrait surement nourrir une autre bouche, si on lui quémandait sur son chemin de retour. Ayant refermé ce coffre particulier, sans cette fois prendre trop de peine à le sceller, Ewen se redressa pour se diriger vers la ruelle sur laquelle donnait le cul-de-sac, quand une silhouette familière tourna à sa rencontre, l'étonnant par son assurance à tourner dans un endroit si discret aux yeux des patients pourtant, et qu'il pensait secret. Sa stupeur atteignit son paroxysme en constatant qu'il s'agissait de Clara, et qu'elle semblait tout aussi perplexe de le trouver là, en face d'elle. Ne l'avait-elle pas suivi, pour se trouver ici ?
- Qu'est-ce que... Commença-t-il, avant de réaliser qu'il n'avait aucun droit de la questionner, et qu'elle avait surement celui de le suivre, si elle se méfiait de son comportement, même si cela restait une attitude très imprudente sans la présence de son époux. J'sais pas c'que... J'étais pas en train de...
Voler ? Dans une impasse douteuse ? La scène était ridicule, et incompréhensible, en vérité, pour quelqu'un qui ne partageait pas ses souvenirs. Ewen soupira, acceptant une nouvelle fois son sort et le jugement qu'il croyait déjà apercevoir dans le regard de sa maitresse de maison, venue là avec des aprioris qu'elle aurait tôt fait de confirmer par n'importe quelle évidence. Au point où il en était, le O'Hara décida donc de sortir le fameux boulon qui allait encore lui valoir des ennuis, et de s'approcher de la dame, à qui il tendit la chose, qui ressemblait à un anneau. Si une part de son coeur se brisait de devoir se séparer de son bien, il savait néanmoins qu'il serait plus utile à Clara qu'au mur qui l'avait abrité pendant une décennie.
- J'ai trouvé ça... Déclara-t-il, désormais assez près pour la toucher, et ressentir encore cette tension insoutenable qui paraissait les envelopper chaque fois qu'ils étaient trop proches d'établir un contact. J'me suis dit qu'a pourrait p't'être vous aider.
Doucement, parce qu'il hésitait, mais qu'elle ne bougeait pas, pétrifiée par la peur peut-etre, Ewen lui prit la main, de celle qu'il avait libre, et y déposa de son autre la précieuse pièce manquante à sa future invention. Il ne s'attarda guère dans ce geste, qui lui parut néanmoins durer une éternité, comme un réminiscence d'un moment semblable, qui n'avait eu lieu que dans ses rêves éloignés. Il ne s'attendait pas à se voir remercié, ni à obtenir la moindre forme de gratitude de la part de la Hamilton, et dut s'écarter légèrement, pour ne pas prendre lui-même le prix de son sacrifice sur ses lèvres.
- J'vous raccompagne ? Tanta-t-il d'interroger avec un sourire, pour apaiser l'atmosphère. Maint'nant qu'votre mari vous a confiée à mes soins, j'voudrais pas qu...
Qu'il lui arrive malheur ? Ou qu'ils franchissent les limites, de par cette isolation ? Les mots se nouèrent dans sa gorge, à l'évocation de Richard, rappel de la morale, et du péché qu'il serait de le couvrir de la honte de l'adultère, ne serait-ce que par la pensée.
« Cap’taine! La fille! Elle se sauve! », avait dit la gamine d’une voix qui se voulait grave pour faire parler l’un des hommes imaginaires de l’équipage, tout aussi imaginaire, du petit garçon qui s’inventait être aux commandes d’un navire de pirates. Elle prit un air apeuré et se mit à courir dans la ruelle qui menait à l’impasse où se trouvait le repère secret du garçon. « Non! », s’exclama-t-elle en posant les mains sur les pierres, cherchant un moyen de fuir ses assaillants alors qu’elle entendait les pas de son ami la rejoindre. « Le royaume de mon père est riche et prospère… », dit-elle en se tournant pour faire face au gamin. « … Laissez-moi partir et vous deviendrez riche… », poursuivit-elle en regardant autour d’elle. Un bout de bois attira son attention. D’un mouvement rapide, elle se déplaça et attrapa le bâton en faisant un bruit de fer avec sa bouche pour indiquer à son compagnon de jeu que la princesse qu’elle incarnait venait d’attraper une épée.
***
Il fallait tourner ici, Clara le savait… Elle le sentait. C’était par là, elle en était certaine! « Je vous retrouverai, cher Capitaine… », murmura-t-elle en souriant au fantôme du passé. Laissant ses doigts effleurer les pierres humides des murets, comme guider par ses souvenirs pour retrouver l’endroit où ils avaient si souvent joué, elle et son ami, la jeune femme tourna dans une nouvelle ruelle et…
Clara s’arrêta brusquement, se retrouvant nez à nez avec nul autre que le domestique qui avait cessé d’occuper ses pensées depuis un moment.
« Qu’est-ce que… », dit-elle à l’unisson avec la voix d’Ewen. « Je n’étais pas en train de… », poursuivit-elle, toujours d’une même voix avec l’Irlandais. De le suivre? C’était précisément la raison pour laquelle elle avait quitté la maison au départ. Néanmoins, plongées dans ses souvenirs d’enfance que la quête du boulon perdu revivait, Clara avait retrouvé la trace d’Ewen que par le plus grand des hasards. Mais que faisait-il précisément à cet endroit? Madame Hamilton fronça les sourcils et plissa subtilement les yeux pour regarder derrière le jeune homme; il était seul. S’il s’était retrouvé dans ce cul-de-sac avec une demoiselle, cela aurait eu du sens pour Clara, mais cet endroit n’avait rien de très attrayant pour quelqu’un qui n’y accordait pas de doux souvenirs.
Son regard revint vers le visage du jeune homme qui, prenant presque l’air coupable de l’enfant venant d’être surpris par sa mère, plongea la main dans l’une de ses poches, soupirant suffisamment fort pour intriguer Clara. Cette dernière suivit son geste des yeux, curieuse de découvrir ce qu’il y cachait.
L’objet était petit et tenait entre deux doigts. Ewen le lui tendit et Clara s’approcha davantage pour regarder le boulon : « Mais… C’est… », dit-elle avec incompréhension. Une tonne de questions se mirent à bombarder son esprit et Clara demeura immobile comme pétrifiée par la vue de cet objet dont elle croyait la quête pour le retrouver beaucoup plus longue et difficile…
Et Ewen venait de le sortir de sa poche. Comment avait-il réussi à le retrouver? L’avait-il sur lui depuis tout ce temps? Et comment, au départ, avait-il su que Clara avait besoin de cette unique pièce pour terminer l’invention de son père?
Elle laissa le jeune homme lui prendre la main et déposer dans sa paume le boulon. Au moment où Clara sentit l’objet au creux de sa main, elle expira l’air qu’elle avait retenu dans ses poumons. Elle n’arrivait pas à croire ses yeux. Était-ce le même boulon qu’elle avait un jour donné à son ami? Si c’était lui, elle devait questionner Ewen. Peut-être connaissait-il, ou avait-il connu, cet ami perdu depuis longtemps. Si, à l’inverse, le boulon n’était qu’une copie de celui recherché, cela signifiait qu’il n’avait pas été la création de Walter May, mais cela n’expliquait pas comment Ewen avait su que Clara cherchait cet objet. L’observait-il plus qu’elle le pensait? Avait-il réussi à lire ses pensées?
Madame Hamilton leva les yeux vers le visage angélique de son domestique qui lui souriait. Ce sourire qui chaque fois lui faisait perdre la tête. Richard aussi souriait. Pourquoi n’avait-il pas le même effet sur elle que celui d’Ewen?
Le jeune homme proposa à sa maitresse de la raccompagner. « Attendez. », dit-elle subitement, empêchant son domestique de terminer sa phrase. Clara baissa les yeux sur le boulon qu’elle tenait toujours devant elle comme le plus précieux des trésors. « Comment? Comment saviez-vous que j’avais besoin de ce boulon? ». Ses yeux s’encrèrent à ceux d’Ewen. « Exactement de ce diamètre de boulon? Et… », commença-t-elle en regardant à nouveau le petit objet. Elle devait lui demander. « … Se trouvait-il ici? L’avez-vous trouvé dans cette impasse? ».
***
« Avez-vous perdu votre épée, vil pirate? », dit la jeune fille en pointant son bâton de bois vers la poitrine du gamin avec malice. « D’où je viens, les pères apprennent à leurs filles à manier l’épée… », récita-t-elle comme un texte appris par cœur alors que son ami attrapait à son tour un bout de bois. « Bien joué, cap’taine! », dit-elle de sa voix grave pour faire parler l’un des hommes d’équipage du pirate. « Oh non… », dit-elle à nouveau, cette fois en prenant un air terrifié. « Vous n’arriverez pas à m’enlever! », ajouta-t-elle en faisant un mouvement vers le gamin pour lui porter un premier coup d’épée imaginaire. Dès que les deux bâtons s’entrechoquèrent, la gamine fit de nouveaux bruits de fer avec sa bouche.
Sujet: Re: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892 Mer 26 Fév - 7:47
Comment expliquer qu'il savait précisément de quoi elle avait besoin ? Et sans doute ce sentiment allait-il même au delà d'une pièce de bricolage... Dans les yeux de Clara, Ewen lisait une attente, une supplique à laquelle il aurait pu répondre, si leur situation entière ne l'en avait pas empêchée : le doute, même, de se méprendre sur ses intentions, le retenait. Le O'Hara avait toujours vécu entouré de ses semblables, des gens des rues, pauvres et insignifiants au regard de la haute société, qui probablement n'aspirait pas aux mêmes désirs que les simples mortels. Il n'avait rencontré qu'une seule fillette différente, qu'il eut pu identifier sous de pareilles moeurs, mais le temps lui avait manqué pour approfondir son étude personnelle des milieux plus aisés : il s'était contenté, plus tard, de s'y introduire pour dérober de quoi subvenir à son existence basique, par la force des choses. Ainsi, Clara, peut-être, ne cherchait-elle qu'un frisson, ou cédait-elle à un instinct contraire à ses principes, qu'elle pourrait regretter, et dont elle le blâmerait plus tard. Ewen devait donc se montrer fort et contrôler ses propres pulsions, pour leur bien respectif, quelles que puissent être les raisons de la tension qui les liait indubitablement.
- Vous n'cachez pas vraiment les plans d'vos projets... Répondit Ewen, en rougissant légèrement, soutenant néanmoins les prunelles intenses de sa maitresse. Il ne tenait pas à lui dire clairement qu'elle était désorganisée, car ce n'était pas le cas, mais elle s'étalait régulièrement pour procéder à ses travaux, et ne voyait guère d'utilité à les dissimuler, dans son atelier. En rangeant la dernière fois, j'ai vu qu'y vous manquait pas grand chose pour finir vot' machine... J'me trompe ?
Maintenant, cet interrogatoire le mettait mal à l'aise, et l'insistance de Clara lui donnait l'impression qu'elle espérait quelque chose de cette découverte, un élément qui pourrait créer un sens particulier à cet acte de pure générosité, qu'elle trouvait visiblement déplacé. Il lui apparaissait maintenant clairement qu'un domestique n'avait pas le droit de tant d'attention, et devait se limiter à ce qui était exigé de lui, au risque de froisser ses patrons.
- J'm'excuse, j'aurais pas du m'occuper d'vos affaires, c'juste qu'y m'semblait qu'vous... Essaya-t-il de se rattraper pour sa défense, en ignorant sa question pratique. Comment lui expliquer qu'il lui offrait l'unique cadeau qu'il ait jamais reçu lui-même ? Et que pourrait-elle en penser, sinon qu'il l'avait volé ? Vaudrait mieux qu'vous alliez voir si c'est la bonne taille hein.
Le soleil était déjà haut dans le ciel, et l'heure près du déjeuner, qu'il devait encore préparer, pour satisfaire les ordres de Richard. Les femmes s'occupaient de la cuisine uniquement quand elles n'avaient pas de serviteurs pour le faire pour elles... Clara avait peut-être eu du mal à s'habituer à ce changement dans sa demeure, mais son mari avait fermement établi qu'il avait engagé l'irlandais pour se charger de ces choses, et il avait jusque là montré un certain talent, acquis par une grande volonté de plaire et parfaire ses devoirs.
- Vous d'vez avoir faim, c't'une longue marche jusqu'ici, déclara-t-il, en se détournant, pour s'orienter vers la sortie de l'impasse. Ils devaient partir, avant que cet isolement ne dérape, que la conversation devienne trop profonde et dangereuse. J'ai préparé l'gibier du boucher d'Moon Street, il a dit qu'c'était l'meilleur d'la saison, avec d'bons légumes, j'en ai pour quelqu'minutes à l'finir d'cuisiner, et ça d'vrait être délicieux.
Parler de gastronomie détournait surement le problème, et mettrait l'épouse Hamilton d'humeur plus coopérative... Même si plusieurs fois, elle avait dénigré goûter à ses plats, par défiance, ou par dégoût, réaction qui avait affecté le jeune homme, et qu'il s'était évertué à corriger de son mieux, en s'améliorant au possible, et en testant de nouvelles recettes. Il avait craint plusieurs fois que le manque d'appétit de Clara soit lié à sa présence, et qu'il la rende tout simplement malade d'angoisse en restant sous son toit, craintes que Richard avait rassurées, en le félicitant pour ses efforts, et en le pressant de ne pas quitter la maison pour des soupçons injustifiés.
Suspendue aux lèvres de l’Irlandais, Clara eut pour lui un petit sourire qui l’encouragerait certainement à poursuivre ses explications. L’inventrice avait bien remarqué que certaines choses semblaient se déplacer dans son atelier, mais elle croyait être parfois trop fatiguée pour porter attention à ce qu’elle faisait avec ses plans et outils. Ewen, telle son ombre, n’était donc jamais bien loin de sa maitresse… Un subtil picotement se fit ressentir de chaque côté du nez de madame Hamilton, remontant doucement aux coins de ses yeux, mais disparut rapidement par de simples battements de cils. « … Aidais… », murmura-t-elle à la suite des excuses inutiles du jeune homme pour compléter sa phrase. Volontairement ou non, Clara avait réduit légèrement la distance entre son domestique et elle et la main dans laquelle était posé le boulon, levée à la hauteur de son visage, effleurait presque son torse.
Le regard de Clara se posa sur les lèvres du jeune homme qui s’ouvrirent à nouveau, mais les mots qu’il prononça ne furent pas ceux qu’elle espérait; Ewen lui proposa d’aller essayer la pièce d’invention pour s’assurer qu’elle soit de la bonne taille.
Clara soupira; il évitait de répondre à sa question pourtant simple… Pour le peu que madame Hamilton connaissait de son domestique, elle le savait honnête. Ignorer volontairement de répondre à la question de sa maitresse ne pouvait signifier qu’une chose : le jeune homme n’était pas fier de la manière dont le boulon était entré en sa possession.
L’avait-il volé? L’avait-il acquis à la suite d’un pari? L’avait-il pris sur le corps d’un mort? Le lui avait-on donné en paiement pour service rendu? Ne connaissant rien à la culture de la rue, les possibilités pour avoir en sa possession un tel objet pouvaient être infinies et plus étranges les unes que les autres pour elle.
Sentant un poids tomber dans la poitrine, Clara baissa les yeux sur le boulon et le prit entre ses doigts libres alors que, percevant probablement le malaise, Ewen suggérait qu’elle devait avoir faim et se détournait d’elle pour se diriger vers la sortie de l’impasse. Un simple boulon, mais d’une taille unique… « Le déjeuner peut attendre… », dit-elle pour elle-même pendant qu’Ewen lui parlait du gibier qu’il comptait cuisiner. Clara n’arrivait pas à savoir ce qui la décevait le plus : que sa quête pour retrouver le boulon et les possibles retrouvailles avec son vieil ami aient été rapidement avortées par la bienveillance de son domestique, que ce dernier ne réponde pas à ses questions ou simplement que ce boulon ne soit pas celui de son enfance…
Sur ce dernier point, Madame Hamilton ne pouvait être certaine de rien. En faisant tourner le petit objet entre ses pouces et ses index, Clara pouvait remarquer que le boulon était vieux, mais en excellent état. Il était grossier et n’avait pas été poli comme certains boulons d’horlogerie, mais il semblait robuste et fabriqué par un habile artisan. Soudain, un détail attira l’attention de la jeune femme. « C’est le même… », dit-elle dans un souffle. « C’est le même! », répéta-t-elle, cette fois en tournant sur elle-même pour revenir vers son domestique avec empressement. « Ewen, c’est le même! », dit-elle à nouveau, cette fois en brandissant le boulon sous le nez du jeune homme qui devait à présent croire que sa maitresse avait perdu la tête. « Regardez! Là! W.M.! », ajouta-t-elle en approchant le boulon de ses propres yeux pour regarder à nouveau l’inscription. Il n’y avait aucun doute, les traits peu profonds qu’elle distinguait sur la surface du métal ne pouvaient être que les initiales de son père, Walter May. « C’est incroyable… », dit-elle avec émotion en levant vers Ewen un regard pétillant.
***
La gamine s’était éveillée, ce matin-là, avec les yeux rougis par les larmes qui avaient inondé son visage pendant la nuit. Elle savait depuis longtemps que ce moment arriverait et croyait y être préparée, mais maintenant que les heures étaient comptées, son départ imminent était une véritable torture. Si lui écrire, chaque jour au minimum, avait été sa première idée, elle avait dût y renoncer; le gamin ne savait lire ni écrire et n’avait personne pour le faire à sa place. La parente, chez qui elle avait passé l’été, étant vieillissante et les moyens financiers des May, pour permettre à leur fille de voyager, étant limités, la jeune fille devait accepter qu’elle ne revienne peut-être jamais à Londres.
Si son amitié avec le garçon n’avait jamais été approuvée, elle n’avait pu être empêchée. C’était comme si ces deux enfants avaient été faits pour se rencontrer. Et ils devaient, aujourd’hui, se quitter pour toujours.
Comment ne pas être oubliée, car il finirait par l’oublier… Elle et son drôle d’accent des Amériques… Elle et ses histoires de machines… Elle et leurs jeux d’enfants… Elle n’avait aucun portrait d’elle et n’avait jamais eu la chance d’être photographiée. Ce n’est que quelques instants avant de quitter sa chambre que la gamine avait trouvé; un boulon. Il était son porte-bonheur. Un cadeau de son père. C’était ce qu’elle laisserait à son ami; ce qu’elle possédait de plus précieux et significatif.
***
Voyant que le jeune homme ne partageait pas son excitation, Clara lui adressa un sourire compatissant et baissa les yeux sur le boulon. « Vous ne pouvez pas comprendre… », dit-elle avant de prendre une profonde inspiration : « Le projet sur lequel je travaille a été créé par mon père, il y a de nombreuses années. Tout comme les pièces le composant. Dont celle-ci. Ce boulon a été fabriqué par mon père. W.M. Ce sont les initiales de son nom. Walter May. C’est la raison pour laquelle il n’est pas d’une taille habituelle. », dit-elle d’un souffle avant de jeter un bref regard à Ewen. Cette histoire devait être d’un ennui pour le domestique qui n’avait en tête que de cuisiner. « Penser à le retrouver était de la folie! », déclara-t-elle avec un sourire. « Je l’avais donné a… ».
Soudain, le souffle de Clara s’interrompit et doucement, elle leva les yeux vers le visage d’Ewen. Cette impasse était certainement invisible pour quiconque ne connaissait pas déjà son emplacement. Ewen s’était trouvé ici. Il avait donné à Clara le boulon de son invention, celui-là même qu’elle avait donné à son jeune ami, autrefois. « Non… C’est impossible… », souffla-t-elle d’une voix à peine audible.
Sujet: Re: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892 Mer 4 Mar - 19:49
Si le cheminement des pensées de Clara prenait une direction de plus en plus claire vers la vérité, l'esprit d'Ewen, lui, avait choisi d'interpréter l'excitation de son interlocutrice d'une toute autre façon : il était évident pour lui qu'elle pensait l'avoir surpris en délit de vol. Bien entendu, les circonstances le condamnaient encore une fois, sans doute. Elle l'avait suivi, possiblement, pour vérifier ses théories, et se retrouvait devant une preuve de sa criminalité. Le O'Hara se décomposait à mesure des paroles de la jeune femme, qu'il prenait comme autant d'accusations à son honnêteté. Et elle avait probablement raison de trouver cela louche, encore plus s'il s'agissait d'une pièce de valeur, ayant appartenu à son propre père. Perdu dans sa panique, l'irlandais n'imagina qu'une fraction de seconde que son ancienne amie, qu'il avait cru différente, avait elle aussi dérober son cadeau à un autre, qui se trouvait maintenant le mettre dans un embarras total. Ou bien avaient-elles été amies, et le boulon s'était-il transmis d'une enfant fortunée à sa compagne, à un plus pauvre enfin ?
- J'l'ai pas... Commença Ewen, cherchant des mots pour sa défense. J'ai dépensé mon salaire entier pour l'obtenir, mentit-il, par omission en quelques sortes, car la déclaration n'était pas complètement fausse, puisque cette expédition lui avait coûté sa paye, afin d'arriver jusque là. J'savais pas qu'il était à vot'famille, y m'a juste fait penser à vos dessins là...
C'était une information facilement vérifiable, car il n'avait plus un sou sur lui, pas même pour s'acheter un morceau de pain sur le retour... Si tant était qu'elle veuille s'en assurer, en fouillant ses poches. Il n'était pas très inquiet de ce dernier point, ayant bien constaté qu'elle fuyait son contact de son mieux depuis qu'il était devenu un peu trop intime. Quoi qu'il en soit, l'épouse Hamilton semblait assez heureuse pour que l'avenir d'Ewen au sein de la maison ne paraisse pas menacé. La retrouvaille de son ancien objet, qui appartenait visiblement à sa famille, et qui avait surement une valeur sentimentale, couvrait en bonheur la déception de croire que son domestique était définitivement irrécupérable. Elle s'était d'ailleurs encore rapproché, franchissant une nouvelle fois cette limite de distance dangereuse, qui rendait leur proximité étrangement magnétique.
- Qu'est-ce qui s'passe par là ? Demanda soudain une voix grasse, dont le timbre éveilla immédiatement les instincts d'Ewen, qui se plaça entre Clara et l'inconnu, accompagné de deux compères, aussi sales et hirsutes que le premier. Alors mon garçon, tu la trousses ou tu la détrousses la jolie dame, pour t'cacher comme ça dans un coin ? - Dans tous les cas, on en veut un morceau, railla un autre, dont les habits traduisaient une condition pauvre, mais pas au point de ne pas avoir le choix. Vu l'odeur qu'ils dégageaient, le O'Hara aurait fort parié qu'ils s'agissaient de marins, rentrés en ville pour quelques temps, et se croyant tout permis car ils n'auraient pas le temps de se faire attraper avant de repartir. - On aime le partage, dans notre équipage, confirma le troisième, dont le rire indiquait également qu'il ne devait pas en être à son premier verre de rhum de la journée.
Et plus ils s'avançaient vers eux, menaçants, et plus la puanteur de l'alcool mêlé aux effluves de marées donnait la nausée à Ewen, qui avait pourtant connu bien pire. Désormais, il s'était habitué au parfum léger de la demeure des Hamilton, à celui de Clara, plus envoûtant encore... Il ne voulait plus retourner à cette vie-là, celle des rues boueuses, des combats sans raisons, des âmes en peine qui n'avaient pour s'occuper que de répandre leur malheur sur ceux qui croisaient leur route au mauvais moment, au mauvais endroit.
- Rangez-ça ! Ordonna Ewen à la jeune femme en parlant de la pièce de machinerie, sans la regarder, parce qu'il toisait ses adversaires. Ce boulon était trop cher, à ses yeux comme aux siens, pour le laisser aux pattes sans soin de ces ivrognes qui n'en feraient rien de bien. Y'a rien à prendre ici, à part des coups, déclara-t-il finalement aux trois compères, qui n'étaient pas gênés par cette évidence, puisque c'était probablement ce qu'ils étaient venus chercher plus que tout.
Se taper dessus était une distraction comme une autre après tout, pour les gens désoeuvrés. Ewen n'était pas contre, si les conséquences de cette lutte ne le ramenait pas derrière les barreaux... L'état de ses opposants ne lui laissait que peu de doutes sur sa victoire, d'autant plus qu'ils ne soupçonnaient pas, dans cet attirail, que l'irlandais puisse être bien entrainé à ce genre d'exercice : ils pensaient surement avoir à faire à quelque bourgeois, qui n'avait jamais levé les poings que pour rouspéter contre son cheval. Ainsi le premier uppercut partit très vite dans la mâchoire du plus blond, qui ne l'avait pas plus vu venir que les témoins de la scène, alors qu'ils avaient répondu aux propos d'Ewen en faisant un pas vers lui. Le jeune homme était souple, et rapide... Et ses sens, en alerte, et non embués par l'alcool, lui permettait un avantage de qualité, s'il était indubitablement inférieur en quantité. L'idée que l'un d'eux puisse mettre la main sur Clara lui tordait l'estomac, et il était bien déterminer à les réduire au sol, pour qu'aucun ne puisse en esquisser le geste. Un seul choc avait subit à terrasser le bougre, qui gisait désormais contre un mur, amorphe, vision qui fit reculer ses amis, soudain moins enthousiastes ou intéressés.
Et impossible cela était… Inconsciemment, Clara avait peut-être cherché un lien invraisemblable entre son ami d’enfance et le jeune homme qui se trouvait devant elle. Quelle histoire romantique cela aurait été de découvrir qu’ils étaient la même personne… Que son cœur avait reconnu Ewen après toutes ces années… Que cela expliquait l’attirance inavouable que ressentait la jeune femme pour l’ancien prisonnier… Mais le domestique des Hamilton semblait ignorer complètement l’histoire que lui racontait sa maitresse et malgré la légère déception suscitée par cette constatation, Clara comprenait que cela était pour le mieux. Si Ewen s’était révélé être ce gamin du passé… Elle ne préférait pas y penser.
Soudain, une voix qui n’appartenait ni à Ewen ni à Clara résonna contre les murs de briques de l’impasse. Un pincement traversa la poitrine de madame Hamilton; être interceptée par un policier dans une ruelle reculée avec pour seule compagnie un homme au passé douteux n’avait rien de bon pour sa réputation.
De son côté, l’Irlandais réagit aussitôt par la défensive, tournant le dos à Clara pour faire face à l’homme qui avait parlé et à ses compagnons qu’elle apercevait maintenant. Ces hommes n’avaient rien à voir avec des policiers, leur apparence ne pouvant les tromper. Un frisson désagréable parcourut le corps de l’Américaine. Par les paroles des deux autres hommes, ce fut la peur qui noua l’estomac de Clara.
Elle n’ignorait pas le passé de son domestique, mais tout ce qu’elle connaissait de lui était sa gentillesse, sa bonté, son dévouement… Elle ne doutait pas qu’Ewen ferait tout pour protéger sa maitresse, mais elle craignait néanmoins la force du nombre que représentaient ces trois marins.
Sursautant à l’ordre donné par le jeune homme, car c’était la première fois qu’elle entendait la voix de l’Irlandais s’élever avec autorité, les mains de Clara, après avoir tenté de mettre le boulon dans l’une des poches dissimulées par les plis de sa jupe, échappèrent le petit objet. Prise de panique, Clara chercha le boulon des yeux, mais le son sinistre des os fracturés d’une mâchoire la fit rapidement oublier cette quête futile. Peut-être avait-elle crié, elle n’arrivait pas à le savoir, mais qu’elle l’ait fait ou non, Clara porta ses mains à son visage pour couvrir son nez et sa bouche en regardant immédiatement dans la direction de son domestique. Celui-ci se trouvait debout, poings levés, alors que l’un des marins gisait contre un mur.
Se sentant moins braves qu’ils ne l’avaient été, les deux autres bandits avaient reculé, mais Ewen ne baissait pas sa garde; par expérience, il devait savoir que rien n’était encore terminé.
Clara remarqua que l’un des deux hommes jeta un regard derrière lui, dans la ruelle par laquelle ils étaient arrivés. Si pendant un bref instant elle crut que cela signifiait qu’il tenterait de fuir pour sa sécurité, elle fut affolée par l’arrivée de deux autres hommes. « Ewen! », cria-t-elle inutilement pour prévenir l’Irlandais qui avait certainement entendu les pas lourds de ses opposants avant même de les apercevoir.
Se sentant plus courageux et plus confiants de mettre chaos le jeune homme à présent qu’ils étaient quatre contre lui, car personne ne considérait Clara comme une aide potentielle, pas même Ewen, trois des bandits approchèrent de ce dernier alors que le quatrième se tournait vers Clara.
Elle recula jusqu’à sentir les briques fraiches du mur contre ses omoplates alors que l’homme avançait toujours vers elle, lui adressant un sourire édenté qui se voulait intimidant. Il était lent. Probablement jouait-il de sa position, laissant la jeune femme craindre le pire à chacun de ses pas alors que ses camarades, l’espérait-il, faisaient mordre la poussière à l’Irlandais.
Brusquement, Clara attrapa sa jupe qu’elle remonta jusqu’au-dessus de son genou. Une lueur malveillante éclaira le regard sombre du brigand qui suivit son geste avec attention. Si c’était ainsi qu’elle acceptait son sort… Néanmoins, l’expression de son visage se figea lorsqu’il aperçut ce qui lui semblait être un holster de cuisse et la crosse d’un révolver. Avant qu’il n’ait la chance ou le temps de courir vers elle pour l’empêcher de faire quoi que ce soit, l’homme se retrouva avec le canon d’un Remington Pocket américain pointé vers son visage.
« Pose ça, ma jolie… », dit-il en levant les mains de chaque côté de son visage. Il avait bien remarqué que la jeune femme devant lui tremblait et ne devait pas s’être souvent servi de ce type d’arme. Le risque qu’elle tire sur lui se voyait ainsi diminuer. S’il pouvait seulement s’approcher assez pour la désarmer et s’emparer de son arme…
Sujet: Re: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892 Dim 8 Mar - 13:20
La situation, déjà tendue, devint réellement dangereuse lorsque deux autres hommes arrivèrent à la rescousse de leurs acolytes - il ne faisait aucun doute, à leur attitude, qu'il ne venait pas aider la jeune femme et son domestique à s'échapper sains et saufs. Ewen avait certes l'expérience qui jouait en sa faveur, ainsi que sa sobriété et sa jeunesse, mais les matelots n'étaient pas les derniers à pratiquer des combats illégaux, jusque dans les cales des bateaux, ni à vider quelques bouteilles de rhum sans en ressentir d'effets nuisibles. Quand il entendit Clara crier son nom, Ewen sentit un frisson glacial lui parcourir l'échine. S'il avait toujours tenu à sa vie misérable jusque là, même dans un trou à rats, même sous les pires traitements, le O'Hara n'avait jamais réellement craint pour celle de quelqu'un d'autre : bien sur, il ne souhaitait le malheur de personne, mais il s'agissait là d'un sentiment bien différent. Etait-ce sa loyauté ou son professionnalisme qui rendait soudain le bien-être de la Hamilton supérieur au sien ?
- La touche pas ! Prévint-il celui qui se dirigeait vers la brune, arrêté malgré lui dans son élan par les trois autres compères, qui comptait bien, désormais, revenir vers lui et lui faire payer son offense, puisque celui qu'il avait frappé était encore au sol, sonné. Clara non ! Ne...
Du coin de l'oeil, il avait vu la jeune femme reculer, avant de lever sa jupe, et cette vision, le distrayant un instant, autant qu'elle le terrifiait, lui valut une coupure qu'il évita à la dernière seconde, et ne laissa qu'une légère estafilade sanglante sur son bras. Ewen fit un pas de côté, esquivant un deuxième coup, et s'empara adroitement du poignet de son adversaire pour lui faire lâcher son arme, avant de le repousser sur un de ses arrières, qui attendait son tour d'action. Les deux hommes s'écroulèrent sous le poids du choc, mais n'avaient pas été mis hors jeu, cherchant déjà à se relever, tandis que le regard clair de l'irlandais se portait de nouveau sur la jeune femme, qui pointait désormais un Remington vers celui qui continuait à avancer vers elle, avec un peu plus de prudence.
Même Ewen pouvait sentir l'hésitation de Clara, son innocence, et la difficulté qu'elle aurait à utiliser la première balle, si le canon était bel et bien chargé. Déjouant le piège du dernier, qui essaya de l'en empêcher en l'attrapant, mais trébucha sur du vide, le O'Hara se précipita aux côtés de Clara, et lui prit brusquement l'arme des mains, sans qu'elle n'y oppose aucune résistance, pour la pointer à son tour sur leurs agresseurs. De son bras libre, car il se savait assez fort pour soutenir la détonation d'une seule main, il entoura la brune et la serra contre lui, dans un mouvement sans doute plus possessif qu'il n'aurait du se le permettre.
- J'vais pas m'répéter, j'crois qu'c'est assez clair ! Grogna Ewen, dont l'attitude n'avait clairement rien à voir avec celle de la jeune femme un peu plus tôt. Il était prêt à appuyer sur la gâchette au moindre mouvement, et pour une fois, son crime aurait été justifié, surement même par la justice. Lorsqu'un conflit opposait deux pauvres gens, dont l'un mourrait, ces conséquences étaient presque vues comme un bienfait. Disparaissez et emm'nez vot'ami avec vous... Indiqua-t-il en montrant du coude le corps inconscient.
Les hommes encore debout reculèrent, non sans lancer des regards meurtriers au couple désormais enlacé. A quelques pas, l'un finit par se baisser, et ramasser le boulon si précieux qui avait causé tant d'aventures, et son rictus s'élargit, alors qu'il le serra dans sa paume.
- On s'reverra, conclut-il, avec l'évidente intention de garder sa trouvaille, et de l'échanger peut-être contre ce qu'il pensait qu'elle valait.
L'irlandais sentit son coeur se broyer comme s'il s'agissait de lui-même, sous ses doigts sales, que le marins tenait fermement, mais il ne bougea pas, et retint Clara si fort qu'elle n'aurait pu se dégager, si elle l'avait voulu. Réalisant, quelques secondes après que les malfrats eurent disparu, qu'il lui faisait peut-etre mal, Ewen la lâcha brusquement, et fit tourner l'arme sur ses doigts avec agilité, pour lui présenter la crosse face à son corsage, lui rendant ainsi son plus efficace allié.
- J'suis désolé... J'tent'rai d'le récupérer avant qu'leur bateau n'quitte la Tamise, s'excusa-t-il, en baissant son visage vers celui, choqué, de la demoiselle... Et cette vision le bouleversa plus encore que de voir son seul cadeau entre les pattes d'un faux pirate. Ça va aller... J'vais tout arranger, vous en faites pas... Ses lèvres se posèrent sur les siennes, comme pour la rassurer, furtivement, alors que ses mains l'attiraient irrésistiblement contre lui. C'est fini... J'suis désolé...
Il ne savait plus vraiment s'il s'excusait pour le fâcheux incident, ou pour l'embrasser à nouveau, juste parce qu'il avait l'impression qu'ils en avaient besoin, après toute cette adrénaline, comme un instinct vital, se prouver qu'ils étaient encore capables de ressentir quelque chose d'aussi fort... Et s'il allait dans ce sens, accepterait-elle de rentrer chez elle avec lui seul, de craindre que leur étreinte se poursuive dans le lit conjugal, par simple conséquence d'une sortie qui avait mal tournée ? Il dut user de toute sa volonté pour arracher ses mains à son corps, et plaquer ses paumes autour de son visage, contre le mur où elle était toujours adossée.
- Rentrons, ordonna-t-il d'une voix autoritaire, comme il l'avait déjà fait plus tôt.
Et il y avait peut-être en effet dans ce mot quelques sous-entendus dangereux, comme dans ses prunelles qu'il n'arrivait pas à ôter des siennes, et dans lequel un feu qu'elle y avait déjà vu s'était rallumé. Qu'ils retournent dans la demeure des Hamilton ou non, elle allait être sienne au plus vite si elle n'y apportait pas de suite une contradiction. Il ne fallait pas en demander trop à un homme qui comme Ewen, avait déjà trop éprouvé l'attente et le risque... Son contrôle de lui-même, après cette altercation, avait été trop ébranlé pour qu'il puisse tenter de s'en défendre.
Clara tenait son révolver à deux mains levé devant elle. Sa seule prise en main prouvant de son manque d’expérience avec les armes à feu; le Remington Pocket tenait dans une main. Sa petite taille en faisant une arme de choix par les femmes qui pouvaient facilement le ranger dans leur sac à main. Encore fallait-il savoir l’utiliser.
Aux États-Unis, hommes, femme et enfants possédaient souvent leur propre arme. Ils avaient le droit de se protéger des multiples dangers de ce nouveau pays dont, entre autres, la présence conflictuelle des premiers habitants du territoire américain avec leur peuple et les animaux dangereux des grandes étendues sauvages. Bien que les Hamilton aient habité la grande ville, leur maison avait toujours compté sous son toit de nombreuses armées à feu dissimulées dans ses différentes pièces.
Richard avait offert à son épouse l’holster de cuisse qu’elle portait à cet instant il y avait de nombreuses années. Il était plus sécuritaire pour Clara de toujours avoir son fusil sur elle sans avoir à tenir un sac à main. Ainsi, telle une pièce de vêtement complétant sa tenue, la jeune femme s’armait toujours, par automatisme, lorsque son mari devait s’absenter pour une longue période. C’était ce qu’elle avait fait ce matin avant le départ de Richard.
En voyant ses mains trembler et le regard malicieux du matelot qui avançait toujours vers elle, Clara se surprit à douter de l’utilité de posséder une arme si, au moment de s’en servir, elle se retrouvait aussi vulnérable face à l’adversité. La vérité était que, bien qu’ayant toujours vécu entourée d’armes, Clara n’avait jamais tiré une seule balle de sa vie. Et ça, l’homme le devinait.
Du coin de l’œil, elle vit approcher Ewen et avant qu’elle n’ait le temps de cligner des yeux, ce dernier s’empara de son arme et la pointa à son tour sur le bandit. De son bras libre, il l’attira vers lui avec force et Clara se laissa serrer par ce bras protecteur. Ainsi blottie contre le corps du jeune homme, elle se sentit plus courageuse, le tremblement de ses nerfs s’étant aussitôt calmé.
Les hommes reculèrent devant l’intransigeance d’Ewen et le canon du Remington pointé avec assurance vers eux. Le regard de Clara croisa celui de l’un des hommes et elle sentit un frison lui parcourir la colonne vertébrale. Elle ne devinait que trop bien ce qui lui serait arrivé si elle s’était retrouvée seule dans cette impasse. Si Ewen ne s’était pas trouvé là avant elle. Clara se pressa davantage contre son domestique.
Son regard suivit le mouvement de l’un des hommes et elle sentit son cœur se serrer lorsqu’elle vit le boulon de Walter May disparaitre dans sa paume crasseuse. Un spasme musculaire secoua Clara, mais elle ne pouvait se défaire de la protection de son domestique et le faire aurait été de la folie. Leur sécurité à tous deux étaient plus importantes que ce boulon, aussi unique puisse-t-il être. Elle se contenta donc de serrer les dents. La menace prononcée par le marin résonna dans ses oreilles et la peur lui prit au ventre. Clara leva les yeux vers le visage impassible de l’Irlandais qui suivait le départ des bandits avec attention. Il y avait peu de chance que ces hommes se retrouvent un jour devant la maison des Hamilton pour retrouver Clara… Mais ils pouvaient tomber sur Ewen à n’importe quel moment lors de ces sorties…
La poitrine de la jeune femme se gonfla et se vida douloureusement à la pensée que son domestique risquait ne de pas avoir autant de chance la prochaine fois. Avait-elle soufflé bruyamment? Car Ewen la lâcha aussitôt, croyant peut-être qu’il l’empêchait de respirer ou qu’il la tenait trop fort.
Clara adressa un sourire timide au jeune homme qui s’élargit à la vue de l’agilité avec laquelle il faisait tourner le révolver dans sa main. Décidément, si l’idée de jouer à la fière avec son Remington lui avait traversé l’esprit, l’Irlandais ne se laisserait pas facilement impressionner par cela. « Merci… », dit-elle en attrapant la crosse du fusil d’une main. Avec moins d’empressement que précédemment, Clara releva ses jupons pour ranger son arme dans le holster. Penchée ainsi vers l’avant, sa longue chevelure tombait de chaque côté de son visage et dissimulait sa jambe dénudée au regard d’Ewen. Consciente ou non de ce qu’elle faisait, Clara se redressa avec lenteur et ne laissa retomber sa jupe qu’après avoir laissé la chance à l’Irlandais de la regarder.
« Ils ont le boulon… », murmura-t-elle inutilement plus pour ne pas laisser ses propres pensées vagabonder que pour en informer son domestique. À cela, Ewen s’en excusa aussitôt et Clara leva les yeux vers son visage qui se penchait vers le sien. « C’est trop dangereux, c’est insensé. », protesta-t-elle en sachant fort bien qu’elle ne pourrait faire entendre raison au jeune homme s’il avait décidé de se lancer à la poursuite des marins. Il tenta de la rassurer alors qu’elle le laissait lui prendre ses lèvres dans un baiser doux, mais lourd de sens. Clara frissonna, mais cette fois cela n’arrivait rien à voir avec la peur, en sentant les mains puissantes de l’Irlandais l’attirer contre lui.
À contrecœur, Clara laissa Ewen mettre fin à leur baiser, mais elle ne chercha pas à s’éloigner de lui, et ce, malgré que ses mains ne la retenaient plus. Peut-être que le mur dans son dos y était aussi pour quelque chose. Il posa ensuite ses paumes sur son visage et Clara ferma les paupières un instant pour profiter de ce contact affectueux. Les mains de son domestique étaient usées par le travail manuel et des années de misères, mais elle aimait leur caresse. Elles appartenaient à l’homme qui suscitait en elle des émotions depuis longtemps oubliées. Elles étaient fortes, mais capables de douceur et à cette pensée, une chaleur agréable se propagea à tout le corps de l’épouse Hamilton.
« Ce serait plus sage. », approuva-t-elle en ouvrant les yeux. « Ces hommes pourraient revenir avec du renfort et… Je ne suis pas certaine qu’il y ait des balles dans le chargeur de mon révolver… », dit-elle sur un ton d’excuse. « Depuis le temps, le mécanisme est peut-être même rouillé… », ajouta-t-elle avec un petit sourire.
Clara leva les mains pour les poser sur les avant-bras d’Ewen, s’accrochant ainsi à ce contact qui prendrait bientôt fin alors que le regard du jeune homme disait autre chose. Elle remonta jusqu’à ses bras, telle une caresse, et sentit soudain l’entaille produite par le couteau du marin dans sa chemise et le sang chaud qui s’en écoulait : « Tu es blessé… », constata-t-elle à haute voix, oubliant par le fait même toute formalité. La blessure était plutôt superficielle, mais méritait tout de même que l’on s’y attarde.
***
Comme si le destin avait tout orchestré pour qu’aucun obstacle ne se dresse sur le chemin du retour, Ewen et Clara arrivèrent enfin devant la maison des Hamilton. À quelques reprises, pendant qu’ils avaient marché dans les ruelles de Londres, leurs mains s’étaient furtivement rencontrées, leurs doigts s’entrelaçant par moments. Tous deux semblaient pressés de retrouver la sécurité de leur demeure et la coupure d’Ewen n’y était pas l’unique responsable.
Madame Hamilton prit une profonde inspiration et devança son domestique pour monter jusqu’au palier menant à la porte de la maison mitoyenne. Avant de l’ouvrir, elle jeta un regard au jeune homme par-dessus son épaule comme si elle avait craint qu’il ne la suive plus, mais il était là. Elle lui sourit et poussa la porte rapidement. Dès qu’elle fut à l’intérieur, Clara fit volte-face pour regarder Ewen entrer à son tour. Elle recula vers l’escalier avec lenteur, sa poitrine se soulevant plus rapidement à chacune de ses respirations. « Il faut nettoyer ta blessure… », dit-elle à demi-voix alors que son corps entier semblait crier autre chose. Elle posa sa main sur la rampe de bois de l’escalier et leva la jambe pour monter sur la première marche, la secouant légèrement pour se débarrasser de l’une de ses chaussures avant de faire de même de son autre jambe. Elle se retrouva ainsi à la hauteur du jeune homme, les pieds nus. « Enlève ta chemise. », ordonna-t-elle en montant sur la marche suivante, toujours dos à l’escalier.
Clara sentait Ewen impatient et elle l’était tout autant que lui, mais elle prenait un certain plaisir à jouer ainsi. Elle résistait à l’envie de déboutonner elle-même son corsage pour abandonner sa robe dans l’escalier le plus rapidement possible. Elle ouvrit la bouche pour parler à nouveau, levant également une jambe pour monter encore l’escalier, mais son habileté lui fit défaut et Clara se retrouva assise sur la marche suivante après y être tombée. Elle écarquilla les yeux avant de laisser sa tête tomber vers l’arrière pour rire de bon cœur.
Lorsqu’elle redressa la tête, Clara sourit à Ewen, mais ne se leva pas. Elle étira plutôt la jambe à laquelle était attaché l’holster vers lui et souleva sa jupe à nouveau, mais cette fois en soutenant son regard. Elle détacha la sangle de l’holster et le déposa, lui et l’arme qu’il contenait, sur la marche à côté d’elle, laissant ses jupons remontés sur ses cuisses.
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Sujet: Re: Fire of memories - Clara & Ewen - Sept 1892