Âge : 30 Emploi : Fille de joie Avatar : Eleanor Tomlinson Messages : 512Date d'inscription : 15/02/2017
Sujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Lun 18 Fév - 16:11
Un ange foule les pavés de l’Enfer
« Printemps 1891 »
Ruelles de Whitechapel Après de longues années d’un rude combat dans la boue, la fange et la misère, Lucy s’était rendue. La prostituée insensible avait déposé les armes aux pieds de ce grand pasteur rougissant et chaste, la nuque ployée dans l’humilité de la défaite, acceptant, par ce renoncement à la dignité, la suprématie de son vainqueur. Car c’était bel et bien Lucy qui avait perdu, et qui étalait sans honte sa déchéance piteuse, abandonnant au creux des larges paumes du colosse d’airain son âme à nu. Quand les coups, la rudesse, l’insulte et le mépris n’avaient su qu’aiguiser l’indépendance de la fille de joie, la rendant plus farouche encore, Jonathan lui avait fait courber l’échine à force de bonté désarmante, de maladresse balbutiante et de regards emplis de de promesses célestes. Et le socle de ses convictions, jadis inébranlable, qui s’effritait un peu plus à chaque sourire du pasteur de Whitechapel, avait fini par s’effondrer. La chute était inéluctable et, inconsciemment, Lucy l’avait sans doute su depuis le premier jour. La statue de pierre qu’elle avait été sous la brutalité des assauts des clients, sous l’injure et les marques de dédain les plus viles s’écroulait, soudain de chair, de sang et de larmes, à la merci de cet homme de Dieu, qui, par sa grandeur d’âme, était devenu son maître.
Maître était le mot qui convenait. A cet instant précis, un mot, un geste de l'homme de Dieu scellerait le destin de la prostituée. S’il la renvoyait d'un revers de main, s’il lui interdisait de le revoir, Lucy savait qu'elle ne trouverait plus la force de subsister au semblant d'existence qu'il lui aurait dédaigneusement laissé. Un frisson glacé parcourut l'échine de la maigre rousse à l'évocation du pasteur qui la congédiait d'un ton ferme. Il faisait un peu froid dans cette pièce glacée d'amours morts et de mariage déchu ; l'état de fatigue de Lucy frôlait l'évanouissement, et sa complainte, déclamée avec l'ardeur du désespéré qui s'accroche au rocher qui le maintien en vie, l'avait vidée de forces qu'elle n'avait déjà plus.
L'attente était intolérable ; Jonathan, même assis, paraissait immense à Lucy qui avait recroquevillé sa frêle silhouette à ses pieds. Ses petites mains blanches et glacées, nichées dans celles du Révérend, ne se réchauffaient pas. C'était bien la première fois que le contact d'ordinaire chaud et ferme de Jonathan ne lui insufflait aucune tiédeur ; ses paumes étaient fraîches à lui aussi, et tremblotaient d'un frisson nerveux que la fille de joie, fidèle à sa manie de se complaire dans le malheur, interpréta comme un mauvais présage. Elle ne le regardait pas, n'osait pas lever son regard plein de supplications muettes vers l'ange qu'elle avait honteusement et si bassement blessé. Ses yeux se repaissaient de l'encre de son pantalon, tachant de s'y concentrer, comme pour résister à l'envie d'éclater en sanglots bruyants sous le silence du pasteur qui devenait insupportable de cruauté. Une des paumes larges et étrangement froide ce soir se libéra de l'étreinte de celle, bien plus frêle et presque osseuse qui s'y était nichée sans invitation. Lucy eut un soubresaut silencieux. C'était donc fini, il l'abandonnait ; il la jetait sciemment en pâture aux hommes de Whitechapel, à la merci des vices les plus secrets et les plus sales de ses habitants, résigné à purifier les bourreaux de leur souillure, marquée au fer rouge sur le corps et l'âme de Lucy, mais eux lavés à l'eau bénite tracée sur leurs fronts par les doigts tièdes de Jonathan. L'avait-elle donc insulté à ce point ? Elle n'y survivrait pas. Elle s'aplatirait encore, plus, ramperait s’il le fallait et le pasteur, le bon, le pur et merveilleux pasteur de Whitechapel, finirait par avoir pitié d'elle. Il le fallait où elle mourrait.
Lucy s'apprêtait à se raccrocher à cette main, dans l'étreinte désespérée d'une noyée, quand un contact, léger, une caresse plutôt, presque irréelle, sembla la vider de son sang. La main qui avait quitté la faible étreinte de la sienne s'était posée doucement sur ses cheveux flamboyants, emmêlés et ternis par le chaos de la soirée. Les doigts s'entremêlaient avec des précautions infinies dans les boucles rousses, avec une douceur incroyable et une maladresse qui en accentuait la délicatesse. Toutes ses émotions étaient-elles finalement venues à bout de sa résistance physique déjà éprouvée plus que de raison ? Allait-elle se réveiller anéantie de cet évanouissement, congédiée par un impitoyable regard d'acier qu'elle avait tant aimé lorsqu'il brillait d'une bienveillance assurée ? Pourtant elles les sentaient ces doigts tendres et mal assurés, s'aventurer dans la toison fauve qui auréolait son visage brisé de chagrin et de fatigue. Pour sûr elle ne rêvait pas. Lucy ferma les yeux et les larmes qui lui brûlaient les paupières coulèrent, silencieuses, le long de ses joues. Cette tendresse qu'on ne lui avait jamais prodigué, aveu muet du pardon que Jonathan lui accordait déjà, la brisait d'une mélancolie étrange, douce et passionnée. C'était un mélange d'ignorance, de découverte délicieuse et d'une légère honte, comme si la prostituée avait fini par avaler le venin infligé par tous les mauvais traitements et s'était persuadée qu'elle ne méritait pas autant de bonté.
Lucy sentait comme dans un songe la main descendre jusqu'à la base de son cou, si frêle qu'il tenait presque dans le creux de la paume qui venait de s'en saisir avec une douceur exacerbée. La fille de joie ne put réprimer un frémissement lorsque le pouce du Révérend caressa sa joue émaciée, en chassant délicatement le sillon que les larmes avaient creusé. Lucy avait eu des centaines de rapports, peut-être même des milliers ; pourtant jamais une main d'homme ne s'était posée ainsi sur elle et la prostituée aguerrie semblait, à chaque geste tendre du pasteur vierge, prendre un peu plus conscience de sa capacité à frémir et à aimer que la vie avait étouffé dans l'œuf depuis son plus jeune âge. Elle naissait enfin cette femme dont le cœur battait la chamade dans les bras d'un homme, et cette navrante inexpérience du cœur la rendait d'une pudeur extrême, une pudeur qui fit rougir la basse traînée de Whitechapel comme une jeune vierge la nuit de ses noces lorsque Jonathan lui fit relever le visage pour la regarder. La jeune fille qu'elle n'avait pas eu le temps d’être apparaissait enfin, mise à nu par ce regard à l'azur naïf qui l'avait rendue amoureuse et ce sourire candide à faire vaciller ses plus solides convictions. Lucy connaissait très bien la signification de ce voile d'encre qui obscurcissait l'azur de ce regard qu'elle aimait tellement, mais qu'elle parvenait si difficilement à soutenir à cette seconde même. Le désir, de son linceul sombre, recouvrait les béatitudes célestes parfois visibles dans les yeux clairs du pasteur qui ne restait qu'un homme, après tout. La suprématie du ciel aimait à révéler l'infamie des créatures terrestres, en leur jetant au visage l'opprobre de leurs pêchés. Et Jonathan, dans la béatitude du désir qu'il ne semblait plus combattre, parla enfin à Lucy, l'air serein et comme tranquillement résigné.
Ce fut le mot de prostituée, prononcé par lui, qui la bouleversa le plus. Par ce mot, extirpé de cette bouche chaste et désireuse d'amour, par ce mot prononcé comme un glas, il semblait accepter l'état de Lucy, le dévoiler à ses yeux effarouchés, qui s'étaient dissimulés, faussement aveugles, cette cruelle vérité durant trop longtemps. Il semblait aussi qu'il accordait le pardon à Lucy pour ce métier qu'il n'avait au fond jamais admis, et qui le blessait sans qu'il put exiger quoi que ce soit de la fille de joie. Il semblait en paix enfin et la jeune rousse, violemment émue, sentit les larmes affluer de nouveau à ses yeux. Avait-elle réellement mérité de tels égards ?
La prostituée n'était plus maîtresse d'elle-même. Brisée par la fatigue et l'émotion, incapable de réfléchir, seulement de ressentir, elle eut à peine conscience que Jonathan la relevait sans le moindre effort et l’installait à côté de lui. Son cœur s'affola d'un battement frénétique de jeune fille qui se retrouve pour la première fois en présence de son fiancé sans chaperon. Les paroles du Révérend, si proche d'elle qu'elle pouvait sentir son souffle chaud à chaque syllabe déclamée, sortirent comme d'un rêve. Il commençait par demander pardon, par cette insupportable et terriblement attachante manie qu'il avait de se mettre tous les maux de la terre sur le dos. Jonathan commençait il lui aussi à baisser les armes ? Il admettait son aveuglement, il admettait le détournement de ses pensées au profit de cette petite catin rousse à laquelle n'importe quel homme de Whitechapel pouvait trousser les jupes pour une poignée de shillings et il avouait la souffrance éprouvée chaque fois qu'il songeait à quelles infamies Lucy occupait ses nuits. Dans un paradoxe déconcertant, la fille de joie, à l’évocation de la douleur du pasteur, dont elle était la cause, sentit son cœur se déchirer, de honte, de chagrin et de culpabilité. Mais la pire émotion fut cette pointe de satisfaction orgueilleuse, incontrôlable, allant à l’encontre de toute la bienveillance de Lucy envers le pasteur. Et le dégoût d’elle-même atteint son paroxysme lorsqu’elle comprit de quoi il s’agissait ; la prostituée, malgré le mal infligé par sa faute à Jonathan, se sentait heureuse de savoir qu’elle occupait ses pensées. Etait-ce donc cela l’amour ? Cet égocentrisme immoral, se réjouissant du mal infligé dans l’esprit de l’autre, pourvu qu’on y insinue son image le plus possible ? C’était ce narcissisme éhonté, cette joie de rendre fou le malchanceux élu jusqu’à l’obsession, qui avait inspiré les poètes, ménestrels et peintres de tous temps ? Lucy se sentit soudain encore plus petite et plus laide devant le désespoir qu’elle avait causé. Comme ce Révérend sans histoires devait regretter d’avoir croisé le tortueux chemin de cette mauvaise femme ! Dans un élan, Lucy se jeta contre lui, la tête enfoncée dans la chemise du sacerdoce d’un noir d’encre :
- Tu ne dois pas penser à cela !! Tout ce que je fais, ce n’est rien…Rien qui ait de l’importance. Oh, tu souffres à cause de moi, et tu me demande encore pardon ? Je m’en veux tellement, et je sais que je ne mérite pas tout ce que tu fais pour moi !! Si j’étais moins égoïste, je te laisserais en paix, mais je n’arrive pas…à…
Lucy fut stoppée net dans sa tirade qui déclamait son infériorité, sa faiblesse et son égoïsme face à Jonathan qui, enhardi et comme fiévreux d’un désir trop longtemps contenu, venait d’enlacer le corps mince, posant une large main sur la petite taille de la prostituée. La fille de joie sentait brûler le creux de ses reins, précisément là où s’étaient posés les doigts du pasteur, la maintenant contre lui avec fermeté. Il la regardait avec une adoration étrange une ferveur presque religieuse que le visage éreinté de la prostituée, porteur des vestiges du plus vieux métier du monde, ne méritait absolument pas. Puis, avec une extrême délicatesse, comme s’il avait peur de la briser par son étreinte, il essuya les larmes qui avaient séché en pagaille sur le visage crayeux. Ce simple geste en fit perler de nouvelles aux cils de Lucy, brisée par l’émotion, qui sentit de nouveau les doigts de Jonathan dégager doucement quelques mèches rousses, éparses autour des joues émaciées. Elle eut le vague sentiment d’avoir levé des yeux implorants, pleins de fièvre et de gratitude vers ceux, bordés de larmes, de Jonathan.
Ce fut le dernier souvenir net avant qu’elle ne paraisse s’enfoncer dans un tourbillon indescriptible, qui ne laissait place à aucun sentiment clair. Le pasteur avait posé sur les siennes ses lèvres, douces et tremblotantes, et l’embrassait avec une hésitation délicate, une passion mal contenue, toute balbutiante, qui fit perdre à Lucy totalement pied avec la réalité. Jamais on n’avait réellement embrassé la fille de joie. Quelques hommes avaient parfois, dans l’excitation d’un rapport rapide, plaqué violemment leurs lèvres sur les siennes, étouffant par là le glas de leur désir satisfait aux fins fonds d’une ruelle sombre, mais jamais, avant Jonathan, on ne lui avait offert la tendresse d’un baiser véritable. N’ayant plus conscience de rien d’autre que d’un désir brûlant, la fille de joie, enhardie par cet accès de fièvre qui les prenait tous les deux, resserra l’étreinte, cherchant à se fondre contre le corps tiède du pasteur, et, cédant à une impulsion qu’elle avait souvent eu en secret, glissa une main dans les magnifiques cheveux blonds du pasteur, approfondissant le baiser par ces doigts qu’elle appuyait sur sa nuque, semblant ne jamais vouloir se détacher des lèvres et du corps qui, à cet instant, ne faisait qu’un avec le sien.
Le baiser finit par se rompre pourtant, et Lucy parut émerger d’un rêve. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits. Lorsqu’elle prit enfin conscience de la hardiesse qu’elle avait eue, un immense accès de pudeur la prit ; écarlate et honteuse, elle enfouit soudain son visage dans la chemise du Révérend, tandis qu’il ne resserrait pas son étreinte, caressant toujours ses cheveux avec la même infinie délicatesse. Pleine d’une gratitude honteuse, devant ce qu’elle n’aurait jamais osé espérer d’un homme et la vie, Lucy lui murmura d’une voix tremblotante :
- Tu mérites tellement mieux que moi…
Elle resta solide accrochée à lui, éperdue d’ivresse, ses bras frêles autour de son cou, mais refusant toujours, par une pudeur de sans nom, de relever le visage vers celui dont elle avait rendu avec fougue le baiser qu’il lui avait donné. Elle redevenait comme vierge avec Jonathan, de cette virginité d’âme et de cœur, dont toutes les souillures du corps ne pourraient jamais rien.
Je n'aime pas me décrire...mais on me dit quelqu'un de gentil, tolérant envers beaucoup de choses; et il est vrai que le Seigneur m'aide à voir le bien dans le cœur de tous. Cependant, cette même capacité me rends aux yeux des gens très fanatique et naïf. Je n'avais jamais vu les choses sous cette angle, mais il faut croire que les gens ne voient en moi qu'un pasteur de pacotille. S'il y a une facette de moi que j'apprécie particulièrement, c'est le fait que je sois quelqu'un de très romantique ! Même si tout le monde préfère dire que je suis quelqu'un de niais...mais ne croyez pas que je sois stupide, car il m'arrive d'être très fier et impulsif. Je ne suis pas très courageux, mais je ferai toujours de mon mieux pour protéger les gens que j'aime, comme mon petit frère. J'ai aussi une profonde attirance pour les rousses. On me surnomme Quasimodo à cause de mon apparence quelque peu trapu -et certes poilu bien que blond, par opposition à la magnificence de mon frère. Avatar : Ewan McGregor Quartier Résidentiel : Whitechapel Messages : 255Date d'inscription : 13/10/2016
Sujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Lun 18 Mar - 13:28
✞ Un ange foule les pavés de l’Enfer ✞
« Printemps 1892 »
City of London
Jamais instant n'avait paru plus beau, plus doux. Une explosion des sens dans le creux de la poitrine, brûlante et libératrice. Dans la tendresse du moment, Jonathan ne se rendit pas compte d'à quel point il serrait ce corps si fragile contre lui. Cette présence chaude, brouillonne; ses cheveux crêpus en pagaille, tombant sur ses fines épaules de plâtre sèches. Timide, ce baiser avait la discrétion d'une hirondelle se posant sur une branche. La brillance de la rosée du matin se reflétaient dans son regard entrouvert. Il ne parvenait à croire qu'entre ses bras se tenaient une créature qu'il avait sous-estimé pendant si longtemps. A cette seconde, le pasteur avait la sensation de tenir un trésor, une merveille de pureté dans toute la détresse de l'instant. Il avait peur de briser cette statuette de porcelaine entre ses bras, avides de toutes ces émotions brutales qu'il n'avait jamais appris à laisser vivre. Lèvres contre lèvres, respirer devenait optionnelle. Plus rien n'avait d'importance. L'éclairage frissonnant de l'endroit rendait la scène presque irréelle, intangible. Il semblait à Jonathan que le réveil était tout proche, brisant le sacre ultime de leurs coeurs avoués. A la seconde où il crut que tout s'arrêterait, une main dans ses cheveux courrut dans ses mèches dorés, appuyant le baiser avec une passion toute renouvelée. C'était la réponse qui fit courir une étincelle de lumière le long de sa colonne vertébrale. Cela dura encore quelques temps, aucun ne voulant laisser place à une parole qui se révèlerait de toute façon bien moins forte, presque insignifiante, en comparaison de l'acte. Si c'était la lecture qui les avait rapproché, en quelque sorte, les mots ici ne leur seraient d'aucun secours. Il n'y avait pas de chapitre assez fort, dans quelque roman que ce fut, pour faire l'analogie de leurs brûlures conjointes.
Malheureusement, les deux fantômes se séparèrent. Le silence pesait sur leurs épaules, un silence sourd et lourd de sens. Un instant de flottement où personne n'osa prononcer la moindre parole. La voix arrachée du coeur, comme si parler briserait l'instant qu'ils avaient bu jusqu'à la lie, tant attendu. Que faire à présent ? Y avait-il un après à ces heures de souffrance, à mentalement marcher dans les questionnements incessants ? Un baiser devait-il être tout ce qui résumera leur dualité confinée ? Est-ce que tout pouvait être aussi simple ? Ce n'était pas des questions que se posait Jonathan en cette seconde. Saoulé d'émotions, des brumes envahissaient son esprit. Il ne pensait pas -ou bien était-il incapable d'enregistrer la moindre information. Il lui semblait avoir mener de nombreux combats sous bien des vies parallèles avant d'atteindre ce semblant de récompense. Mais le pasteur ne savait pas ce qu'il devait ressentir à présent, une profonde satisfaction mélangée d'une étrange peur. C'était là un premier pas vers tous les sentiments qu'il ressentait pour elle, mais il ne se sentait pas capable d'aller plus loin. Quelque chose le bloquait; mais s'il réussissait à arrêter ses larmes, alors cette nuit aura finalement un sens. Tout son être était également pris d'une honte innommable dont il ne parvenait pas même à discener les contours. Aucune définition n'était assez longue ni assez détaillée pour parvenir à expliquer cet émotion. Cette honte culpabilisante qui n'avait pourtant rien à voir avec une quelconque pureté perdue. Il voyait la rougeur sur les joues de la jeune femme, celle-ci se perdant dans sa chemise pour ne pas affronter son regard. Amorphe, le pasteur la laissa faire, caressant toujours ses merveilleux cheveux roux. Leurs contacts adoucissaient ses errances psychiques. La question se posait pourtant toujours; quel était cet indiscible chose qui le rongeait de l'intérieur ?
La gratitude et l'amour de Lucy crevaient les yeux. Jonathan avait réussi au delà de ses propres espérances infondées. Son poison était vivace et ne la lâcherait qu'au moment de lui arracher la vie. Dans son coeur, une tornade d'inaudibles pensées se mélangeait sans réponse. Il était heureux pourtant, de serrer la femme qu'il aimait profondément d'un amour sincère. Elle sentait toujours la poussière, de ces nuances âcres et confus que balayent le vent. C'était doux, merveilleusement doux. Plus délicat encore que les senteurs de vieux parchemins et des fleurs sur l'autel, des fêlures sur le sol. Pourtant la peur se frayait un chemin dans les profondeurs de ses boyaux. Il essaya de ne pas y penser. Savourer l'instant présent et ce pour quoi il avait détruit ses songes intérieurs de martyr.
Finalement, un soupir se fit voix: fluette et fragile, Lucy murmura ces quelques mots. Tu mérites tellement mieux que moi. Paroles plus cruelles n'auraient pu sortir de ces tendres lèvres. Elles laissèrent Jonathan dans une perplexe réflexion. Qu'avait-il fait pour être digne de son amour ? Ne l'avait-il pas protégé une nuit du froid de l'hiver, offert son lit et un repas chaud pour leurs premières rencontres, alors même qu'elle désirait à tout prix s'offrir à lui en payement de sa générosité ? N'avait-il pas alors cherché à la revoir, toujours et encore, via le prétexte de lui apprendre à lui afin de lui donner des moyens de sortir de son misérable état ? Si au bout de tous ses efforts, parfois presque maladifs, pour atteindre la pureté encore vierge de son coeur emprisonnée, il n'en gagnait aucun mérite... alors qui ? Jonathan serra très fort la jeune femme entre ses bras, refusant qu'elle ne disparaisse en fumée après ces mots délétaires. Elle ne s'enfuirait pas comme l'animal sauvage qu'elle montrait de l'extérieur; il y avait quelqu'un dans ce corps sans liberté. Le pasteur s'acharnerait à faire ressortir cette personne, à détruire les racines du mal pour mieux réparer la douleur. Malgré cette détermination, ces mots l'avaient un peu blessé. Pourquoi vallait-il forcément mieux qu'une prostituée qui, elle, n'avait jamais cherché à le manipuler dans le but de contrôler sa vie via les fragiles fragments de son humanité et de son coeur. La méprise était impensable, le poison avait ceci de remarquable.
- Qu'est-ce que cela veut dire... mériter quelqu'un…
Jonathan resta ainsi, silencieux et serrant toujours contre lui l'un de ses biens les plus précieux. Rien ne pouvait les séparer en cette soirée. En serait-il toujours de même au lendemain matin ? N'avaient-ils pas été emporté par la fatigue et l'énervement de la situation ? N'avait-il pas été trompé par la rage qu'il avait ressenti dans cette ruelle. Et pourtant, il avait peut-être tué un homme pour elle ce soir-là. Il lui semblait que cela remontait déjà à des siècles. Comme si le monde avait avancé de dix mille ans depuis l'instant de leur baiser. Tellement d'émotions fulgurantes et terrifiantes qui le plongaient dans un mutisme glaçant. Finalement, le pasteur poussa un profond soupir. En cette soirée, ce n'était pas que leur relation qui avait avancé d'un grand pas. Il lui paraissait également avoir brisé d'un seul trait toutes les illusions de son existence ascète et spirituel, que son masque du précieux martyr s'effondrait sous ses doigts. Qu'il lui faudrait apprendre à converser avec une nouvelle facette de lui qu'il n'était pas prêt à accepter. Voulait-il revenir en arrière ? Où était passé son heureux sourire ? Espérons qu'il n'ait été que fantôme dans le brouillard de la fatigue, l'aube lui rendrait tout son éclat. Il prit les mains de Lucy et dit d'un ton grave, presque paternel:
- Nous devrions... dormir.
D'une main, il se frotta le visage, se pinça l'arrête du nez et gratta le cuir chevelu au niveau de son front. Mal à l'aise, maladroit, mais étrangement nuageux. Il détacha le col de sa chemise pour respirer un peu mieux, les joues rouges. Un peu éteint, sans doute au vu de l'heure qui passait à une vitesse folle, Jonathan s'allongea sur le lit et s'étira. Se faisant, il récupéra Lucy entre ses bras, l'invitant silencieusement. Quelques minutes plus tard, sombrant dans l'oubli du sommeil, il perdit la notion du temps; confondit le passé et le présent. Comme à chaque fois, leurs souvenirs se perdraient dans la nuit. C'était la fin d'un instant que l'on jette à chaque soir dans le noir.