De l’eau avait coulé sous les ponts depuis que Tobias, jeune adolescent, était à l’affiche de combats illégaux dans les sous-sols malfamés de Whitechapel sous la fausse identité de Daniele Pirlo, dit « Danny, l’Italien ».
Tobias se souvenait du soir où il avait rencontré Indianna Peters. Selon sa date de naissance officielle, et il n’avait pas non plus des tonnes de raisons de douter de celle-ci, il avait quinze ans à l’époque. Pourtant, on lui en donnait déjà dix-huit, ce qui arrangeait bien son tuteur dans de nombreux domaines. Son corps était déjà bâti comme celui d’un homme. Il avait les épaules larges et un peu de barbe, qu’il rasait cependant pour que cela ne contraste pas avec la coloration plus claire de ses cheveux, qu’il avait commencé à s’éclaircir enfant, pour vendre les arnaques de barbier d’ « Augusto ».

Il se souvenait aussi du combat de cette nuit-là. Il avait gagné plusieurs combats de suite contre des adversaires tenaces. Les parieurs étaient très contents de lui. Une confiance s’était créée, une loyauté s’était installée. Il entendait scander son nom avant le combat, ou du moins le nom sous lequel il se présentait. Augusto l’avait mis en garde. Il avait parié aussi, ce soir, et  «  un bon paquet de fric ».  Le combat avait été long et difficile. Danny avait gagné, après tout il ne pouvait pas perdre, il n’en avait pas le droit, mais il était sorti tout de suite après pour aller cracher du sang. Se tenant d’un bras contre le mur, il reprenait sa respiration quand il avait entendu un homme, bien alcoolisé, s’exprimer de manière plus que déplacée à une jeune femme. Il s’était alors interposé, sauvant probablement la jeune fille d’un viol.  Il s’était étonné de voir une jeune fille seule dans la rue à cette heure. Tout deux insomniaques, ils avaient donc gardés le contact et lorsqu’il passait la soirée à discuter avec Indianna, c’était son prénom, il s’endormait plus facilement.

Cette amie, car elle était devenue une amie, savait pourtant peu de choses de lui. Il avait compris que la morale de la jeune fille ne lui permettrait pas de cautionner le vol et toutes les autres pratiques dans lesquels trempaient son « père » et lui. Il ne lui avait donc jamais dit qu’il ne s’appelait pas Danny, qu’il n’était pas le fils d’Augusto, qu’Augusto n’était pas réellement barbier et qu’il détestait les combats. Quand Augusto avait épousé Rose-Ann et ainsi hérité d’une boulangerie et qu’il s’était mis à travailler dans la boulangerie à son tour, il avait laissé entendre qu’il n’aimait pas tant que cela les combats, que s’il continuait c’était parce que son père le voulait. Rapidement, Indianna avait compris que les relations entre Danny et « son père » n’étaient pas des plus affectueuses et que ce dernier se comportait comme un tyran. Mais Tobias n’était pas du genre à se plaindre, il n’en avait pas dit plus.

Quand Rose-Ann était morte, qu’Augusto, ou plutôt James, avait filé, et qu’il s’était retrouvé sans rien, Tobias était retourné travailler à l’usine, comme lorsqu’il était enfant. Cette période de sa vie avait été très solitaire. Avec le décès de Rose-Ann et la fuite de son tuteur, il aurait été forcé d’avouer la vérité à Indianna s’il l’avait revue, chose qu’il n’avait pas très envie de faire, d’autant plus qu’il cherchait à l’époque à localiser James pour venger Rose-Ann. D'une certaine façon, peut-être cherchait-il aussi à quitter définitivement la vie de "Danny" et les nombreux mensonges dont elle était faite.

Ce soir là, Tobias sortait d’un bar. Toujours sujet aux insomnies, et ayant été exposé dès le plus jeune âge à l’alcool, le policier continuait d'apprécier la chaleur que procurait un bon verre de gin. Alors qu’il sortait du bar et prenait le chemin de la maison, il aperçut une jeune fille rousse au loin, qui venait dans sa direction. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, les doutes possibles s’évanouissaient. Alors qu’ils étaient presque à la même hauteur, il croisa son regard. Il n’osa pas tout de suite prononcer son nom, quelque peu honteux de ne plus s’être manifesté depuis un moment, sans explications. Il se contenta d’un léger sourire et ralenti le pas. Sûrement avait-elle appris pour la mort de Rose-Ann. Il doutait en revanche qu’elle n’ait su pour la véritable identité d’Augusto ainsi que sa capture. Elle devait probablement se dire que suite à la mort de Rose-Ann, Augusto et Danny avaient vendus la boulangerie et étaient partis vivre ailleurs, pour échapper aux mauvais souvenirs. La vérité était bien loin de cela.
Ses cheveux n’étaient plus aussi clairs qu’avant, sa barbe n’était pas rasée et il portait l’uniforme, même si son service était terminé, pourtant il vit à son regard qu’elle l’avait reconnu. Il s’arrêta alors de marcher et la salua.

- Indianna... Ca fait longtemps.

Il était préparé à l’entendre l’appeler Danny. Pour elle, il avait toujours été Danny. Il faudrait qu’il lui dise que maintenant, c’était Tobias ou Toby et par la même occasion, qu’il était aussi anglais qu’elle l'était. Mais, pour l'heure, il se demandait surtout quelle serait sa réaction, après qu'il se soit volatilisé sans explications.