Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan]



 
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Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan]

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Lucy E. Wood
Lucy E. Wood

Âge : 30
Emploi : Fille de joie
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MessageSujet: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeJeu 22 Fév - 17:37



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Le crépuscule tombait, tardif. Ce voile léger, tiède, qui semblait avoir été posé sur les cieux clairs par une main énorme et délicate, était un des agréments du printemps. Les lueurs mordorées subsistaient, arrachant à la nuit les ténèbres noires dont elle voulait engloutir le monde. Le halo rebelle faiblissait toutefois, et les teintes violacées des cieux se ternissaient inexorablement sous l’œil résigné de Lucy qui attendait le premier rayon de nuit comme le début d’un long et harassant combat qu’il lui fallait sans cesse recommencer. Une brise légère ébouriffa quelques mèches rousses qui lui tombèrent devant les yeux, tout en lui rappelant la clémence de la saison. La fille de joie avait, une année de plus, survécu à l’horreur des interminables nuits d’hiver passées dans la rue, aux longues heures à piétiner dans la neige en souliers de coton, giflée par la bise. Comment, triomphant une fois encore des frimas de l’hiver londonien, Lucy pouvait-elle craindre les nuits claires et tempérées d’un printemps radieux, elle qui avait même laissé son châle sur sa chaise de paille, unique mobilier de son taudis, s’enhardissant des beaux jours qui, toujours, finissaient par revenir.

La saison légère était sans conteste l’alliée de la prostitution. Les filles de petite vertu allaient et venaient sur la portion de rue qu’elles s’appropriaient, avec le soulagement vital de ne plus frissonner des pieds à la tête au moindre souffle du vent, de ne plus sentir leurs orteils, leurs doigts et le bout de leur nez se geler, de ne plus devoir arpenter les pavés miteux à toute vitesse, malgré leur fatigue, dans l’unique but de réchauffer leurs os fourbus, de ne plus se demander, enfin, si le sépulcre ne les anéantirait pas cette nuit-là, sans même qu’elle ne s’en rendent compte, évanouies dans une torpeur profonde qui leur paraîtrait sommeil, mais dont elles ne sortiraient jamais. De plus, le froid privait ces pauvres filles de misère de leurs seuls atouts ; emmitouflée jusqu’au menton dans quelque fichu de laine rapiécé, le bout du nez rougi par la neige et les doigts ankylosés, le racolage se trouvait réduit à bien peu de choses. Le nombre de clients potentiels, à mesure que le froid augmentait, se réduisait comme peau de chagrin.

L’épaisseur des vêtements ne permettait guère aux frêles formes de Lucy de se faire remarquer. L’avantage de la jeune fille se trouvait ailleurs, et elle correspondait à un style de beauté atypique qui ne convenait qu’à une catégorie d’hommes bien spécifique ; c’est dans l’épaisseur bouclée de sa tignasse rousse que résidait la beauté de Lucy. Sur ce visage, étrangement demeuré ingénu malgré le vice, la rue et la misère, était ancré son charme et c’est dans la blancheur non moins étonnante de ses bras, de sa gorge et de ses mains que les hommes trouvaient le désir d’alléger leur bourse pour se distraire en sa charnelle compagnie. La fille de joie le savait, et était bien aise de pouvoir de nouveau mettre en avant ses bras dénudés et d’offrir son maigre décolleté à la vue du moindre passant qui s’aventurait dans ces sombres bas-fonds de Whitechapel.

Les rues, en cette soirée pourtant si douce, étaient étonnamment désertes. Lucy, qui se serait d’ordinaire inquiétée pour sa recette quotidienne, semblait ne pas s’en apercevoir. Elle était songeuse, ce qui ne lui ressemblait guère. En vertu de son jeune âge, la fille de joie était un lugubre exemple de résignation placide et de pessimisme serein. Jamais il ne lui arrivait de se perdre en rêveries utopiques qui ne mènent à rien d’autre qu’à la déception et à un retour plus brusque encore à la réalité qu’elle ne quitterait que pour le tombeau. Mais voilà que son esprit, jusqu’ici docile à la cruelle réalité, se révoltait. Et elle songeait. Son esprit divaguait. Le visage d’un homme, sans cesse, hantait son esprit, empêchant la prostituée de se consacrer à son labeur. Il paraissait étrange, déroutant, voire presque effrayant à Lucy de se rendre compte qu’elle était parvenue à rendre anonyme la foule de ses clients durant des années, mais qu’elle ne pouvait se débarrasser de la vision d’un homme, ne serait-ce qu’un instant. Sa dernière entrevue avec Jonathan datait de la veille. Il paraissait normal qu’elle songeât à une si récente rencontre, si toutefois ses songes ne se muaient pas en une obsession frénétique qu’elle ne comprenait pas. Cet étonnant ministre divin était issu d’un univers diamétralement opposé à celui de Lucy ; deux univers dont la nature ne souhaitait pas la rencontre, la jugeant monstrueuse, indécente. Pourtant celle-ci, au hasard d’une rue, avait eu lieu. De cette improbable collision s’était nouée une relation étrange entre ce pasteur timide, divorcé et respecté, et la pire créature qui soit au cœur de cette Angleterre dévote du 19ème siècle, une prostituée quasi-mendiante des bas-fonds londoniens.

Envers et contre toutes les conformités donc s’était nouée une liaison que les intéressés eux-mêmes ne parvenaient pas à définir, sachant seulement qu’il leur paraissait inconcevable de la rompre. Ces deux êtres qui, au regard de leur sphère sociale totalement opposée, auraient dû ne se manifester qu’indifférence ou mépris se comprenaient mieux que personne, mêlant leur solitude et leurs souffrances dans les silences qui les embarrassaient, et dans la pudeur gênée de l’expansion de leurs émotions. La souffrance, peu importe la forme qu’elle prenait, unissait les cœurs. Et l’humiliation d’un homme bafoué, mal aimé, si riche et si respecté fut-il de ses pairs, était entendue, comprise et partagée par une fille de joie battue, rabrouée, et sans cesse tenaillée par la faim et le froid. Leur douleur commune, si différente et pourtant si semblable, se passait d’explications et de grands discours. L’un ne pouvait qu’imaginer avec l’effroi de l’ignorance celle de l’autre, et témoigner une compassion muette, rendue tremblotante par la peur de l’inconnu. Que pouvait savoir le pasteur de Whitechapel, bourgeois aisé depuis sa plus tendre enfance, de la souffrance du jeûne imposé ? Comment pouvait-il se figurer, emmitouflé jusqu’au menton dans une cape de bonne laine, les pieds enfoncés dans de solides bottes, un hiver dans un taudis sans cheminée, les heures de station pénible dans la neige, le vent glacial cinglant les haillons rapiécés, les doigts et orteils ankylosés par un froid mordant, cette sensation, qui durait des mois, que jamais plus on ne ressentirait la chaleur agréable d’un rayon de soleil sur sa peau ? Vivre en ayant froid, s’endormir en ayant froid, se réveiller en ayant froid. Voilà l’hiver des pauvres, souvent combiné à une faim dévorante, que l’on ne parvenait jamais à tromper bien longtemps. Jonathan, les pieds devant un joyeux feu brûlant dans l’âtre de sa cheminée, se régalant de soupe chaude et veloutée, de viande grasse et de pain blanc, ne pouvait se l’imaginer ; mais il y compatissait avec un respect quasi-religieux, n’osant poser le moindre regard de pitié sur les souliers trempés de Lucy en plein hiver, sur sa gorge à peine recouverte par le châle décrépit qui ne la quittait pas, sur la blanche peau qui rougissait à la morsure du froid, n’osant pas plus émettre la moindre parole devant les yeux brillants de la prostituée lorsqu’il l’invitait à partager son dîner, et devant l’appétit presque bestial qu’elle tentait de réfréner lorsqu’elle le dévorait. Et Lucy de son côté, avec tout le tact et la délicatesse dont sa personnalité solitaire et un peu sauvage était capable, tentait de combler les lacunes de l’affreuse épouse divorcée, et de panser les blessures qu’elle avait infligé à l’âme en peine de Jonathan.

Car les bonnes mœurs et les codes édictés par la société, aussi formels et sacrés soient-ils, avaient leurs limites ; ils ne pouvaient lutter contre la nature profonde des âmes, pas plus qu’ils ne pouvaient imposer aux cœurs des inclinaisons contraires à leurs penchants ; cet étrange trio  caricaturait à lui seul les vices cachés de cette société qui se voulait parfaite ; la bourgeoise bien née qui avait été donnée pour épouse convenable au pasteur de Whitechapel s’était révélée indocile à l’autorité pourtant faible du patriarche, infidèle, libertine et s’adonnant de plus à des amours saphiques prohibés par l’église. Et c’était Lucy, la créature infâme qui s’était vendue au diable en monnayant ses charmes, celle qui avait perdu la chance même la plus infime de se voir offrir un époux, c’était celle-là qui avait mieux tenu ce rôle auprès de Jonathan, les quelques fois où ils s’étaient vus. Préparer le repas, le servir, être attentive aux besoins et aux désirs de l’homme ; n’est-ce pas précisément cela que la société victorienne attendait d’une épouse ? En ce cas, la catin déchue qu’était Lucy n’avait-elle pas mieux rempli cet office que la fille bien née ? Quant à Jonathan lui-même, n’avait-il pas bravé tous les interdits, sociaux, moraux et religieux, en s’entichant de la compagnie d’une dépravée sans âme telle que Lucy, alors que son rôle et les bonnes mœurs auraient voulu qu’il ne lui octroie qu’une charité obligée et lointaine, teintée d’indifférence et de mépris ?

Il y’avait entre ces deux êtres quelque chose qu’ils ne comprenaient pas encore, ou qu’ils se refusaient à comprendre, mais qui passait outre les lois terrestres, royales, anglaises ou religieuses. Et cette chose que Lucy n’avait jamais connu, elle l’appréhendait malgré tout à tâtons, comme consciente dans son ignorance du danger de la chose immense et monstrueuse qui, tel un raz-de-marée, s’engouffrait avec violence et éclats dans les tréfonds de cette âme si paisiblement morne. La sérénité placide d’une âme qui n’aime pas est reposante. Comme endormie, elle s’épargne la fatigue des douleurs, humiliations et inquiétudes qui surviennent avec l’amour offert à un être cher, et la prostituée était depuis trop longtemps accoutumée à cette tranquillité de l’esprit pour accepter non sans angoisse le radical changement qui s’opérait en son esprit depuis sa rencontre avec Jonathan. Ses passes, numériques, mécaniques, Lucy avait fini par les dispenser avec l’insensibilité et la froideur d’un automate. Avec effroi elle s’apercevait qu’il lui devenait de plus en plus pénible de les accomplir, ne pouvant s’empêcher de songer à la réaction du chaste pasteur devant ces ébats grossiers, souvent violents, dénués de la moindre once d’humanité, dont sa protégée était une sorte de victime achetée par quelques shillings durement gagnés ou mal acquis. Que penserait d’elle le ministre du Dieu d’amour en la voyant ainsi, passive, subir les affronts les plus ignominieux exigés de l’instinct bestial de celui qui l’avait à sa disposition pour une heure ou deux ? Pourtant Jonathan n’ignorait pas son métier. Mais pouvait-il se le figurer ? Et pourquoi son avis comptait-il autant pour Lucy ? Elle se savait déjà honnie de la société toute entière, et elle savait que le clergé était au premier rang de la liste. Alors à quoi bon se morfondre, quand il lui fallait du pain et un toit ? La pudeur, le respect de l’intégrité et des bonnes mœurs étaient un luxe réservé aux privilégiés. La survie passe avant l’honneur et la dignité. La dignité, Lucy l’avait depuis longtemps sacrifiée sur l’autel de la prostitution, ce qui lui valait de ne pas être morte depuis longtemps. Trépas glorieux ou vie de misère, Lucy avait choisi.

- Hé, t’écoute quand j’te parle ?!

Comme extirpée brutalement d’un rêve, Lucy leva des yeux hagards, le cœur affolé par la surprise. Elle d’ordinaire aux aguets, d’une prudence à toute épreuve, avait fait preuve d’une inconscience folle en se laissant aller si longtemps à de si lointaines divagations. Elle n’avait pas même prêté attention à ce bruit de pas pourtant peu discret qui s’approchait d’elle, de même qu’elle n’avait pas perçu l’ombre menaçante qui se découpait dans la nuit claire. Postée à présent juste en face d’elle, Lucy pouvait clairement voir le visage de l’ombre qui était un homme de haute taille, sans doute issu de la classe moyenne, à son manteau et son chapeau de bonne qualité mais usés par le temps. Si le bougre eut été Jack L’Eventreur, il aurait eu l’occasion d’égorger l’insouciante fille de joie sans même qu’elle ait le temps d’ouvrir la bouche. Heureusement pour elle l’homme n’était qu’un ouvrier sortant sans doute d’un cabaret, au fond duquel il avait dû dépenser sa paye durement gagnée dans de profondes et nombreuses chopes de bière. Il était ivre. La jeune rousse les repérait à coup sûr, talent qui relevait plutôt de l’instinct de survie ; la haute stature était vacillante, le ton inutilement agressif, les yeux brumeux et les gestes désordonnés. Mais la rêverie de Lucy ne l’avait pas moins rendue engourdie que l’homme saoul ; d’un air un peu stupide et profondément perdu, elle regarda cet interlocuteur obstiné et vindicatif et, elle qui s’adressait d’ordinaire à ses clients avec une extrême politesse, à la limite de l’obséquiosité, ne put que balbutier péniblement :

- Quoi ?
 
Lucy avait la mauvaise humeur de quelqu’un que l’on aurait réveillé en sursaut au beau milieu d’un rêve agréable. Ramenée de force à la réalité par ce malotru, l’esprit pas tout à fait ancré sur terre, le ton de sa réponse n’avait pas été sans quelque insolence. Le monumental soufflet qui cingla la joue blanche de la fille de joie acheva de la ramener brusquement au monde réel. Lucy cette fois ci ouvrit de grands yeux clairs et scandalisés par la violence de cet ivrogne qui l’extirpait sans ménagements de sa rêverie pour la battre sans raison. Sa main s’était instinctivement raccroché à une pierre du mur situé dans son dos, et, si elle vacilla sous la violence du choc, cette précaution avait empêché la chute. Mais la jeune rousse, ce soir-là, avait perdu sa résignation et son stoïcisme habituel. Egarée dans des sentiments qu’elle ne connaissait pas et qui la bouleversait, elle ne se sentait pas la force ce soir de subir sans broncher les divagations agressives d’un bonhomme ivre de bière. Plus énervée que paniquée, Lucy se mit en tête de se dégager de la proximité de l’homme qui s’était plantée devant elle, si près qu’elle sentait son haleine chaude, rendue désagréable par les vapeurs d’alcool qui émanaient d’elle. Les recettes printanières étaient plus clémentes. Tant pis pour ces quelques shillings, elle survivrait sans. Mais, sans trop savoir pourquoi, à cet instant précis, il lui paraissait inconcevable de se donner à cette brute, alors que sa mémoire et son esprit étaient encore imprégnés du visage et de la voix de Jonathan. Elle avait l’étrange et désagréable impression qu’elle commettrait un blasphème. Aussi chercha-t-elle à se faufiler discrètement, mais l’homme était si près qu’il lui saisit le bras au vol, l’empêchant de se soustraire à sa présence ;

- Et ma passe ?

Le ton d’homme dépité à qui l’on refuse un service demandé gentiment acheva d’offusquer Lucy. Si les gifles partaient si vite pour une simple réponse quelque peu égarée, la jeune rousse n’osait qu’à peine imaginer les sévices qui viendraient à l’esprit de l’homme sombre lorsqu’ils en seraient à l’unisson mécanique et monnayée des corps. Toutes ces raisons, combinées avec une inexplicable angoisse, comme un instinct, ne lui inspiraient qu’une éventualité : la fuite. Mais il semblait évident que l’homme ne la laisserait pas filer sans une explication. La fille de joie, portant involontairement la main à sa joue meurtrie, balbutia :

- Pas ce soir. Je ne me sens pas bien.

Ce disant, Lucy joignait le geste à la parole et tentait de se dégager de la proximité forcée d’avec l’homme qui était telle qu’elle semblait une étreinte. Mais, dans l’abrutissement de son ivresse, l’obstination de l’homme s’était renforcée. Les prostituées pullulaient à Whitechapel et il n’y avait rien que Lucy avait qu’il ne retrouverait pas chez une autre de ses comparses. Mais l’homme et l’excès de virilité que procurait la boisson n’admettait pas que son autorité ou ses désirs fussent remis en question par la créature qu’était Lucy, aussi était-il bien décidé à faire en sorte que son souhait soit réalisé. La poigne qui serrait son bras se durcit un peu plus et, malgré l’obscurité qui, peu à peu, commençait à vaincre le jour résistant, la jeune rousse put voir les traits de l’homme se durcir :

- Je m’en fous. Tu vas pas jouer les duchesses. Je te paye.

Joignant le geste à la parole, le rude bonhomme, de sa main libre, tira de sa poche une poignée de shillings qu’il voulut mettre dans le creux de la main de Lucy qui pendait le long de son corps, celle qu’il n’emprisonnait pas dans l’étau de sa poigne de fer. Mais cette profonde et inexplicable angoisse que la fille de joie ressentait, sa décision de ne pas suivre l’homme ivre à la gifle si aisée, son esprit trop embrumé de l’essence de Jonathan pour s’adonner à un tel vice, encouragea Lucy à décliner une fois de plus la proposition :

- J’ai dit non. Une autre fois.

Et cette fois-ci, pour appuyer son refus et pour persuader l’homme de ne plus insister, elle appuya sa main libre sur la poitrine large qui lui barrait le passage, tentant de le repousser un tant soit peu dans le but de pouvoir se faufiler de ce tête à tête qui ne lui plaisait pas. Dans son pessimisme lucide, Lucy avait déjà calculé que cela ne fonctionnerait pas, et seule sa volonté de ne pas passer une heure à la merci de cet ivrogne violent l’avait convaincu d’essayer. La manipulation échoua donc, et n’eut d’autre effet que d’accroître la détermination et l’agressivité de l’interlocuteur, qui saisit de sa main libre le bras de Lucy qui s’était imprudemment posé sa poitrine en l’acculant au mur, le corps collé au sien comprimant son poitrail frêle et rendant difficile sa respiration déjà étouffée par l’inquiétude que lui inspirait la brute. La silencieuse jeune femme, qui n’était plus maitresse d’elle-même pour la première fois de son existence, ne put réprimer un cri de douleur et de surprise lorsqu’une des mains lâcha un de ses frêles bras pour s’accrocher avec tant de violence à son corsage qu’il manqua de le déchirer, et que ses ongles s’enfoncèrent dans la chair tendre du décolleté. La jeune rousse, se débattant, n’avait pu apercevoir l’ombre qui se mouvait en arrière-plan de la scène violente. A quoi bon chercher à l’alerter ? L’ombre avait forcément entendu son premier cri, et, auquel cas, il était fort probable que la personne ne réagirait pas. Whitechapel était un véritable coupe-gorge au cœur duquel ce genre d’incident n’était pas rare. Les habitants et passants avaient pris l’habitude de vivre avec le sinistre bruit de fond des cris de femme et des rixes entre bandes rivales. Quant à Lucy, ne s’attendant à rien, se débattait toujours, machinalement, vainement, comme par désespoir et par colère, n’acceptant plus, pour la première fois de sa vie, de se soumettre aux impitoyables lois de la survie qui lui imposaient de gagner son pain en subissant la violence et l’ivresse des hommes. Celui-là finirait par l’avoir sans aucun doute, mais non sans lutte et, Lucy l’espérait, non sans avoir lui aussi subi quelques dommages.


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Jonathan R. A. Williams
Jonathan R. A. Williams

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Je n'aime pas me décrire...mais on me dit quelqu'un de gentil, tolérant envers beaucoup de choses; et il est vrai que le Seigneur m'aide à voir le bien dans le cœur de tous. Cependant, cette même capacité me rends aux yeux des gens très fanatique et naïf. Je n'avais jamais vu les choses sous cette angle, mais il faut croire que les gens ne voient en moi qu'un pasteur de pacotille. S'il y a une facette de moi que j'apprécie particulièrement, c'est le fait que je sois quelqu'un de très romantique ! Même si tout le monde préfère dire que je suis quelqu'un de niais...mais ne croyez pas que je sois stupide, car il m'arrive d'être très fier et impulsif. Je ne suis pas très courageux, mais je ferai toujours de mon mieux pour protéger les gens que j'aime, comme mon petit frère. J'ai aussi une profonde attirance pour les rousses. On me surnomme Quasimodo à cause de mon apparence quelque peu trapu -et certes poilu bien que blond, par opposition à la magnificence de mon frère.
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeMar 20 Mar - 23:37



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

La main sur la Bible, le pasteur de Whitechapel en caressait doucement la belle couverture en cuir gratté d'or qui en composait le titre. Songeur, assis à l'un des bancs de l'église, il réfléchissait à la soirée de la veille. Toute simple en vérité, il l'avait passé à enseigner quelques autres rudiments de lecture à son amie des rues. Il peinait à croire que leur si singulière histoire les avait finalement amené à se considérer comme des amis. Après tout, elle restait une fille de joie, et rien qu'à imaginer les horribles exactions qu'elle pouvait commettre en dehors de ces murs glacés, le propre corps de Jonathan se raidissait avec une profonde envie de vomir qu'il parvenait toujours à réfrêner. Il faisait absolument tout ce qui était en son possible pour ne pas y penser, mettant encore plus d'entrain et d'abnégations dans les écoutes de ses ouailles, afin de régler leurs problèmes les plus inavouables. Le jeune homme mettait tant d'énergies à ses prières que l'on n'aurait pu imaginer plus dévôt jusqu'à la folie. Mais il était loin d'être fou, son coeur entier tremblait d'une sorte de quête divine qu'il peinait à compléter dans son entièreté. Cette volonté d'être une sorte de sauveur dans cet humanité putréfiée jusqu'à la moelle. Pour ne pas penser à la terrible destinée de son élève improvisée, il se jetait corps et âme dans ce qu'il estimait être sa mission, contre son propre bien-être. Mais il savait qu'il n'était pas seul. Elle le lui avait prouvé, en cette soirée où il s'était trainé plus bas que terre face à ses propres problèmes de riche bien entrenu. Dans les instants où il sommeillait aux côtés du sommeil, il voyait encore les traces de bleus sur ses poignets. Des maux qu'il ne pourrait jamais soigner, malgré toute la béatitude de sa religieuse figure.

Il ne pouvait guère espérer être autre chose que la cuve des doléances, rien d'autre qu'un mur de Jérusalem. Ses grands rêves de martyr n'existaient que dans son petit coeur de fragile. Avoir ainsi perdu la face pour un simple divorce, aussi mal se fut-ce-t-il passé, n'était pas digne de la grande caricature ridicule qu'il persévérait à montrer. Mais voilà à présent que chacune de ses bonnes actions le rammenait à l'apparente hypocrisie qui le reliait à présent à la prostituée. Pourquoi s'occupait ainsi d'elle et pas des autres qui mériteraient pareils éducations ? Fallait-il qu'il ouvre des écoles, en plus de ses tentatives de soupes populaires et de toit hivernal dans l'église ? Il ne pouvait pas sauver le monde, malgré toutes ses tentatives. Ceux qui haïssaient Dieu pour le malheur qu'ils recevaient, Jonathan ne pouvait même pas leur en vouloir. C'était compréhensible. On lui avait un jour dit qu'il fallait une immense confiance envers le Seigneur pour bien vouloir confier nos vies et nos âmes entre ses mains; et certaines de ces personnes dans la rue avaient vu leur confiance se faire briser bien plus d'une fois. Peut-être même Lucy y compris. Il fallait certainement également une grande force mentale pour accepter toutes les vagues brûlantes contre soit, assumant la douleur pour juste rétorquer un simple "c'est pour mon bien, le Seigneur est en train de tester ma foi"... ou alors une immense dose d'inconsciance. Les deux se valaient, Jonathan n'était plus à cela prêt. Tout ce qu'il voulait, c'était inculquer de bonnes valeurs au peuple. Une main alors vint tapoter son épaule, le faisait sursauter vers la personne en question. Un homme, un ouvrier, tout ce qu'il y avait de plus honnête dans l'apparence sali par la poussière. Jonathan se redressa bien vite, les épaules en arrière et la tête amicale. Il savait comment mettre en confiance les autres, c'était presque inné chez lui; même s'il existerait toujours des gens qui lui resisteraient. L'homme voulait passer au confessionnal, il serait son premier de la journée.

L'accueuillant sans plus attendre dans la boîte aux secrets, Jonathan s'installa et écouta les dires du jeune homme. Des confessions tout ce qu'il y avait de plus basique. Un petit vol par là, un petit mensonge par ci. Une vie de famille difficile, un travail pénible mais qui permettait de faire vivre tout le monde dans une suffisance quelque peu décente. Il parvenait même à mettre de l'argent de côté, non pas dans les économies de la famille mais bien à lui, pour se donner quelques plaisirs coupables dans le courant de la semaine. Ses mains se crispèrent contre le bois lustré. Ce n'était pas l'évocation de la sexualité qui le dérangeait plus que cela, au bout d'une trentaine d'années d'abstinence, on finissait par se renforcer à sa manière. Mais lorsque l'individu commença à demander pardon pour son péché d'adultère, auprès d'une prostituée qui somme toute était la définition même d'adorable, le sang commença à monter. La tête ailleurs, ne se concentrant même plus véritablement sur les dires de l'homme, alors même qu'il avait certainement changer de sujet, sa voix émit, quasi blanche:

- Elle était rousse ?

- Je vous demande pardon, Révérend ?

Une nouvelle fois, Jonathan sursauta, et abondamment il se confondit en excuses. Comme quoi il avait eu une rude nuit et qu'il était d'une extrême fatigue, ce qui n'était pas véritablement le cas. L'homme continua alors sa confession, tandis que le pasteur conserva un silence de mort. Il se sentait si honteux. Avoir ainsi posé une question si personnelle qui n'avait absolument rien à voir avec la confession... ce n'était pas seulement une faute professionnelle, c'était bien plus que cela. Quand bien même il aurait maintenu sa question, il y avait beaucoup trop de prostituées rousses pour que cela fut véritablement pertinent. Jonathan était un idiot.

L'homme partit ensuite après avoir reçu une bénédiction bancale du pasteur Williams. L'absolution de ses péchés de la semaine. Jonathan retourna, la peau un peu trop pâle, à son banc. Il regardait la lumière des vitraux se poser un peu partout dans l'église, et admira son silence obséquieux. Puis il jeta un coup d'oeil sur la couverture de sa Bible. Peut-être que lorsqu'ils auraient fini de lire Notre-Dame-De-Paris, Jonathan pourrait lui proposer de lire la Bible ? Ce n'était pas forcément un mauvais bouquin, elle pourrait le prendre comme une oeuvre de fiction si cela lui faisait plaisir. Le pasteur serait bien concilliant, juste pour avoir l'impression de partager un peu de son monde avec elle. Il n'avait pas encore parler de son existence à son frère, mais il était déjà si heureux d'avoir une amie. Non pas qu'il n'en avait jamais eu, et non pas qu'il n'en avait pas à présent. Felix était un très agréable ami, même s'il avait parfois ses hauts et ses bas. Mais la jeune femme l'avait vu dans une intimité si émotionnelle qu'il lui semblait qu'un lien indéfectible s'était crée entre eux ce soir là. Depuis cet instant, il ne cessait de penser à elle plus encore qu'avant, avec cette fragilité intérieure, cette petite honte qui ne voulait pas le quitter d'avoir été aussi odieux en sa compagnie. Il s'en voulait toujours et était presque effrayé qu'elle put le considérer autrement que comme l'être religieusement bon auquel elle l'avait associé. Même si à ses paroles il n'en était rien, Jonathan voulait également se le prouver à lui-même. Il ferait un sermon. Son plus beau sermon. Quand bien même ses sermons étaient déjà acclamés par la critique de ses brebis, il voulait se surpasser. Et au dessus de tout, il voulait qu'elle l'écoute. Mais on était samedi, et le jour tant attendu du sermon étant le dimanche, l'urgence n'était pas de mise: ils ne se reverraient que pour lundi. Cette idée en tête, Jonathan comprit qu'il se refusait à attendre une semaine supplémentaire. C'était impossible. Prenant son manteau, il indiqua sur un bout de papier qu'il accrocha derrière la porte qu'il était en course urgente et que la porte de Dieu serait ouverte à la méditation et à la prière de tous en attendant son retour. Ce fut ainsi qu'il se précipita dans les ruelles sombres, déterminé.

Mais bientôt coincé dans les recoins les plus mal famés de ce mauvais quartier de Londres, Jonathan craignit la bienséance de sa requête. Tout autour de lui, le vice. Il regardait ces hommes sales sur les terrasses de ces bars encombrés de bruits, et les femmes aux vêtements légés qui tournaient autour. C'était un monde qui le blessait au coeur, lui qui se voulait un chevalier de la vertu. Il n'était pas particulièrement dégoûté, mais principalement triste. Marchant dans les rues, prenant soin d'avoir caché son col blanc, il songea que dans sa précipitation, il avait néanmoins garder sa soutane -et pria intérieurement pour que cela ne se voit pas. Mais une nouvelle fois encore, Jonathan fut idiot. Il n'avait pas pensé que regarder ainsi fixement les prostituées pour trouver son amie serait très mal compris. Ainsi, le saint pasteur fut bientôt entouré d'une multitude de poulettes colorés, qui vinrent tous minauder des "Révérend" tout mettant leurs épaules en valeur. Profondément gêné et le visage rouge, il les écartait une par une afin de se frayer un chemin dans un lieu moins fréquenté; car il était évident qu'elle ne se trouverait pas ici. Parvenant à atteindre une ruelle vide, il se posa contre un mur pour reprendre sa respiration, le poing contre son front. Même s'il la retrouvait, dans quel condition cela serait ? Pouvait-il la surprendre en plein acte, au détour d'un couloir ? Ou en train d'échanger de l'argent, avant ou après la consommation, les cheveux et les vêtements légèrement défaits ? Rien que l'idée revenant à son esprit lui donna envie de vomir, et réprimandant l'envie de salir la rue, il plaqua ses mains contre son visage et descendit lentement son dos pour retomber ainsi sur le caniveau. Quel était la puissante émotion qui l'avait transporté à cette quête inutilement douloureuse ? Il ne mourrait que d'une soudaine envie de pleurer. Visiblement, quelque chose devait sortir, quelque soit la manière. Encore une fois, l'idée même que ce fut de l'amour le déconcertait dans son improbabilité. Il préférait voir en elle une tendre amie qui faisait très bien la cuisine.

Mais cela était bien un faible patronyme. Misérable, le pasteur se releva donc, époussetant le derrière de son manteau. L'inaction le rendait bien trop songeur, et le sang lui montait à la tête jusqu'à en brouiller sa vision. Il aviserait en face de la chose, car il pouvait aussi la retrouver parfaitement seule et douce, auréolé de l'image de la beauté et de la perfection dont il l'avait lentement habillé dans ses rêveries et dans leurs séances de lecture. Marchant d'un nouveau pas déterminé dans les ruelles, ce n'était que d'une oreille attentive qu'il entendit comme des éclats de voix. Au détour d'un de ces fameux couloirs, le pasteur tomba sur la situation qu'il avait le moins envisagé -dans son pessimisme très sélectivement égoïste. Lucy, entravée par ce qui semblait être un vil gorille encore plus sale que celui qui était venu le voir en confession -à moins que ce ne fut juste l'image qui s'en reflétait à ses yeux voilés. Il oublia tout ce qui l'entourait, la rue, les bruits, les cris, la foule lointaine, les chants des hirondelles. Peut-être en oublia-t-il même Lucy. Ne brûlait plus en lui qu'une rage, que cette immense tristesse qui l'avait annéanti plus tôt à la moindre évocation de l'image nubile de la jeune femme accomplissant son métier. Il revit en souvenirs les bleus de ses poignets et l'associa tant et si bien à la scène en face de lui, que d'une main puissante, il saisit le col de l'homme pour le balancer de toutes ses forces contre le mur. Tel un taureau aux yeux injectés de sang, Jonathan ressaisit l'agresseur par les épaules et le jeta à nouveau contre l'autre mur qui leurs faisaient face. L'individu pourtant eut le temps de se retourner et s'apprêtait à foncer sur le stupide chevalier quand ce dernier interrompit sa frappe pour lui asséner un coup de genou dans le ventre.

Rapide, cruellement efficace. Cela aurait put s'arrêter là. Par la descente d'un homme avili par l'alcool qui trainait à présent sur le sol en maugréant tout en tenant son ventre. Mais cela n'était plus assez pour Jonathan. Il revoyait ses mains qui voulaient s'approprier la jeune femme malgré ses refus évidents. Ce porc n'était qu'un parmi tant d'autres. Ce n'était pas en l'humiliant que le pasteur sauverait davantage la vertue de son amie. Il avait déjà eu une chance extrême d'arriver avant le drame. Se mordant la lèvre, n'entendant rien ni personne autour de lui autre que sa propre rage, Jonathan n'hésita pas une seule seconde à frapper l'homme à terre de plusieurs coups de pied dans le visage puis d'un dernier, le plus fort, dans le ventre qui l'envoya rouler de quelques mètres à côté d'eux. Finalement, il s'agenouilla auprès de lui et lui tira la tête vers lui en l'attrapant par ses cheveux ensanglantés.

- Si tu te rapproches d'elle une nouvelle fois, je te prouverai que l'Enfer existe, c'est bien compris ?

Sa victime cligna péniblement des yeux pour observer son soudain agresseur, et l'expression de ses yeux vides suffit à le  terrifier au point de tenter de se débattre une dernière fois, rampant vers la sortie de la ruelle une fois que le pasteur lui ait lâché les cheveux. Jonathan se redressa, observant le ver qu'il était en train de fuir. Il se retourna alors Lucy, et la voir fut comme une étincelle dans son esprit. Lentement, son regard se dirigea vers sa main ensanglantée par les cheveux du potentiel violeur. Il baissa la tête, apathique de son propre comportement, se saisissant d'un mouchoir de poche pour essuyer le sang. Il se frotta compulsivement la main, même après que celle-ci fut parfaitement propre. Rangeant le mouchoir dans sa poche, il se fit intérieurement la promesse de le brûler. Refusant de relever le visage vers Lucy, il se rendit petit à petit compte de ce qu'il avait fait. Il lui avait un peu sauvé la vie. Mais qu'aurait causé un viol de plus dans la carrière plantureuse d'une prostituée. Ne lui avait-il pas juste fait perdre un client ? Il n'en savait rien, il ne voulait rien savoir. Soudainement, il se demandait s'il était bien à sa place, s'il avait fait la bonne chose. Venait-il de sauver quelqu'un ou de se damner lui-même par une agression aussi vulgaire ? C'était la première fois qu'il faisait du mal à un autre être humain, physiquement. Il se tint les coudes, se recroquevillant comme il le pouvait et d'une voix qu'il fit le plus clair possible, demanda:

- Vous... vous n'avez rien...? Vous n'êtes pas blessé ? S'il vous plait... dites moi que vous allez bien... Veuillez... me pardonnez...

Il chercha un nouveau mouchoir, propre cette fois, dans une autre de ses poches, et le lui tendit maladroitement, sans la regarder, toujours légèrement de 3/4 pour lui tourner le dos, empreint de honte.

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Lucy E. Wood
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeMer 28 Mar - 22:00



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel
Lucy avait déjà oublié l’apparition furtive qui semblait avoir sursauté au son de sa voix. Toute entière à ce triste combat qu’elle savait perdu d’avance, qui épuisait ses faibles forces déjà amenuisées par la faim, elle luttait machinalement, avec des efforts sordides, contre un sort qu’elle savait inéluctable. Cette bravade tragique, cette rébellion pitoyable contre le destin n’aurait d’autre but qu’infliger à la nantie des rues une humiliation de plus, celle de se voir vaincue tout en ayant, pour une fois dans sa vie, tenté de résister. Recluse dans les tréfonds de cette douloureuse issue, elle n’espérait l’aide de personne. Le monde, à cet instant, se limitait à elle et à son agresseur qui appuyait violemment son corps frêle contre le mur de la ruelle sale ; il n’existait plus rien au-delà du corps immense qui comprimait sa menue poitrine à l’étouffer, au-delà de la douleur cuisante que les ongles sales avaient infligés à sa gorge blanche et de l’haleine hideuse de l’alcool qu’il lui soufflait en plein visage. La jeune rousse parvenait de moins en moins à réfréner les soubresauts de son estomac vide au contact des embruns de bière qu’elle n’était jamais totalement parvenue à supporter, et une épouvantable nausée commençait à affluer dans sa gorge, tandis qu’elle luttait toujours, à demi suffoquée par le manque d’air et les bras entravés.

Les jambes s’agitaient maintenant, désordonnées, visant aveuglement de leurs genoux ossus l’immense masse sombre qui dissimulait à Lucy les cieux et l’infime parcelle de lumière qui y subsistait toujours, tenace. Toute cette agitation inutile semblait énerver un peu plus l’homme déjà rendu agressif par la boisson, qui resserrait son étreinte en grognant, étouffant un peu plus la jeune rousse de son emprise brutale qui violentait la totalité de ses membres endoloris. La fille de joie parvint à atteindre sa cible, car son pied lancé au hasard rencontra un membre dur et anguleux, qui pouvait être le tibia de son agresseur, qui grommela sourdement, envoyant son genou à lui, bien plus massif, dans l’estomac déjà bouleversé de Lucy.

Le choc l’aurait pliée en deux si le bourreau ne la maintenait pas de tout son corps contre le mur. Des larmes de douleur vinrent perler au bord de ses yeux clairs, tandis que les lèvres se crispaient avec force, Lucy se faisant un point d’honneur à ne plus émettre un seul son. Elle risquait bien plus que son agresseur, si une patrouille de police venait à être alertée. Et puis, elle ne se souvenait même plus de la dernière fois ou avait pleuré. Elle puisait dans ses toutes dernières ressources de volonté pour ne pas hurler. Sidérée, en colère et abasourdie, elle voyait toutes ses belles résolutions de placidité et de stoïcisme voler en éclats ce soir, devant un malotru comme elle en avait tant connu. Pourquoi serait-ce celui-là qui vaincrait sa belle sérénité morbide, façonnée par tant de douleurs déjà vécues ?

La vérité, son inconscient la lui chuchotait à l’oreille, intolérable, inacceptable encore. Cet homme n’était rien. Rien de plus que les autres qui l’avaient tant de fois maltraitée. Ce n’était pas ce pauvre être imbibé de stupre et de bière qui l’anéantissait. Mais elle avait rompu son serment. La paix relative de son âme et de ses sens, face à l’ignominie de son quotidien, ne s’était réalisée qu’au terrible prix d’une vie sociale et de sentiments humains réduits à néant. Le cœur et l’âme sacrifiés sur l’autel d’une paisible sérénité, Lucy avait pu survivre dans le monde infâme de la prostitution en gardant la santé mentale, la tête froide et la tranquillité des nerfs. Son quotidien d’automate l’avait comme anesthésiée, rendue insensible au monde et à ses coups, et cette bénédiction avait perduré, loyale, jusqu’à la trahison de Lucy. Car à la vérité la jeune femme avait bel et bien brisé son serment, et la violence de cette agression semblait sonner le glas du pacte qu’elle avait conclu avec sa conscience. Jonathan l’avait rendue faible. La vérité se trouvait là, cruelle, dans les confins de son cœur resté si longtemps de pierre qu’elle en ignorait les cris, inconnus d’elle jusqu’à présent. Sa déchéance, sa luxure, la souillure de son corps, de son âme, avaient désormais une importance. Et cette importance relevait d’un extrême fardeau, puisqu’en dépendait la survie de Lucy. Car si la morale, l’éthique ou les scrupules l’étouffaient dans l’exercice de son infâme profession, quelques semaines, peut-être quelques mois suffiraient à la voir mourir de faim ou de froid, jeté à la rue de la chambre miteuse dont elle tâchait de payer le loyer rubis sur l’ongle.

Mettre en avant les trois qualités qu’étaient la morale, l’éthique et les scrupules était en réalité une hypocrisie. Lucy avait toujours été plus ou moins croyante, par éducation et par habitude. Sa foi, bien que très superficielle, avait toujours été présente et ne l’avait jamais empêché de s’atteler à son diabolique gagne-pain. Seul Jonathan la freinait dans ce qu’elle considérait de plus en plus avec dégoût. C’est avec horreur qu’après une soirée passée en compagnie du Révérend, elle se retrouvait, pleine d’appréhension toute la journée du lendemain, ressentant à la vue de ses clients un malaise inexplicable, mêlé d’une inexprimable sensation de trahir le seul ami qu’elle se fut permis depuis de longues années. Sans se l’expliquer, sans parvenir à aligner des mots sur ces inconfortables émotions, elle en présageait pourtant le destin funeste, les sombres présages que de tels sentiments pouvaient apporter avec eux.

Car la fin tragique de cette liaison, qui n’en était pas encore une dans la tête des intéressés, était inéluctable. Un pasteur s’entichant d’une prostituée. Le plus hardi des romanciers n’aurait pas osé inventer telle union, hybride, monstrueuse, contre-nature. Aucun être, aussi marginal soit-il, ne pouvait vivre heureux à contre-courant d’une société aussi codifiée que l’Angleterre victorienne. Les malheureux protagonistes, dont le sort se jouait, n’avaient pour le moment pas conscience de cette fatalité. Ils naviguaient en eaux troubles, désemparés, voyant tous les principes et les idéaux qu’ils s’étaient construits s’envoler tel un château de cartes par le souffle puissant du cœur, dévorant, cruel, et briseur de tous les tabous.

Lucy ne sut pas réellement à quel moment elle abandonna. Mais ses paupières se fermaient doucement et elle n’avait presque plus mal, lorsqu’elle eut la douce impression qu’on lui ôtait du corps l’intolérable fardeau qui comprimait sa poitrine depuis de longues minutes. S’abandonnant aux délices de ce qu’elle croyait être un évanouissement, qui lui épargnerait son supplice quelques instants, elle prit instinctivement une longue inspiration, profitant de ce qu’elle n’était plus privée d’air. Et, déjà plongée dans la béatitude d’une semi-conscience, la jeune femme rouvrit les yeux brusquement, au son d’un bruit sourd, funeste, cognant contre la pierre. Quelques secondes lui suffirent pour reprendre ses esprits, qu’elle aurait pourtant tant aimé abandonner ne serait-ce que quelques instants. Lucy, pourtant, dut frotter ses yeux avec vigueur, et à plusieurs reprises, pour assimiler et accepter le spectacle qui se déroulait sous yeux ; sa légèreté soudaine n’était pas intervenue par magie. Une main à la force colossale avait littéralement arraché l’homme de son corps menu pour le jeter avec violence dans le mur derrière elle. Le sinistre bruit qui avait ramené Lucy à la conscience était sans doute la tête de son bourreau se fracassant contre la pierre. Si l’homme ne s’était pas évanoui sous la violence du choc, il était sans nul doute bien amoché. Ce qui n’empêcha pas le chevalier servant de l’opprimée, qui semblait ivre de rage, de saisir de nouveau par le collet l’agresseur alcoolique et le projeter avec la même brutalité contre le mur d’en face.

Lucy clignait encore des yeux, abrutie par la violence avec laquelle elle avait repris pied à la réalité. Ses yeux ne distinguaient encore que les deux masses sombres qui s’entrechoquaient lorsqu’un éclair blanc manqua lui faire tomber le cœur dans la poitrine. La blancheur immaculée d’un col sacerdotal tranchait gravement avec tout le noir de la pitoyable situation, semblant apporter la salvation d’une drôle de manière, porté par le sauveur colossal qui brutalisait avec tant de forces l’agresseur de la prostituée. Cette situation rocambolesque lui fit croire à un rêve ou à quelque délire de son cerveau inconscient. La douleur cuisante de son ventre, de ses poignets, de son dos et la chaleur des quelques gouttes de sang qui coulaient sur sa gorge fraîche la contredirent. Car, plus que toute autre chose, plus que la chevelure blonde peignée avec un soin presque féminin, plus que les larges épaules engoncées dans le sempiternel vêtement noir, plus que l’azur clair des yeux qui semblaient préoccupés des béatitudes célestes, ce col blanc, en plein crépuscule, aux confins des ruelles de Whitechapel, trahissait Jonathan.

Car c’était bien le Révérend Williams qui neutralisait pour de bon l’ivrogne à peine debout d’un violent coup de genou dans le ventre. C’était le berger des âmes en perdition, le céleste héros des nantis, qui s’acharnait à coups de pieds sur la plaie sanguinolente qui gisait à terre,  et qui ne constituait plus une menace depuis longtemps. C’était ce même orateur divin, haranguant les foules par son culte de l’amour et de la morale chrétienne, qui se baissait pour saisir la chevelure souillée de l’agonisant et le menacer d’un bien pire châtiment si il s’en prenait de nouveau à la fille de joie. Le soudain accent terrible dans cette voix au charisme tel qu’il adoucissait les mœurs sordides des habitants du pire quartier de Londres avait quelque chose d’effrayant. Un frisson parcourut l’échine de Lucy lorsqu’elle leva les yeux sur le visage du pasteur, et qu’elle n’y reconnut plus la béatitude sereine qui rendait ses traits fascinants, d’une majesté étrange qui faisait grande impression sur la prostituée inculte et tout juste croyante qu’elle était. Déformé par la rage, le visage de Jonathan, tel un blasphème, le rendait semblable à ses comparses masculins. La colère lui ôtait cette aura céleste qui le plaçait au-dessus des hommes, ce halo majestueux qui le rendait quasi divin. Ses traits toujours crispés par une rage terrifiante restèrent fixés sur sa victime rampante qu’il consentait à laisser fuir, à présent certain que le message avait été suffisamment convaincant.

Ne s’occupant plus de l’ivrogne qui se traînait péniblement sur l’asphalte mouchetée de son sang, Jonathan se redressa de toute sa hauteur. Ses larges épaules auraient pu, comme l’agresseur de Lucy, lui cacher les chétifs éclats d’agonie du soleil mourant, s’ils ne s’étaient pas déjà éteints. A la vérité le pasteur, dans l’apogée de sa colère, semblait en avoir oublié la prostituée. Les yeux baissés, elle sentit néanmoins son regard, très brièvement, se poser sur elle. La jeune rousse ne savait guère pourquoi, mais elle ne se sentait pas le courage de soutenir le regard du Révérend que d’ordinaire elle tourmentait gentiment tant sa douceur était ineffable. Jonathan ne l’effrayait pas ; les hommes ivres révèlent leur nature la plus profonde, sans artifices ni hypocrisie. Pour la majorité d’entre eux, une agressivité masculine, machiste, faisait surface, pour ne plus discerner la femme qui avait le malheur d’être à ses côtés à cet instant. Mais les égards qu’il avait eus pour la jeune rousse qui l’avait trouvé avachi sur une chaise, imbibé de vin, l’avaient convaincue qu’il ne pouvait qu’être profondément bon.

Aussi Lucy n’était-elle pas effrayée. La violence de la situation l’avait certes retournée, mais elle ne ferait pas à Jonathan l’insulte de le craindre. Encore chamboulée, une immense vague d’émotions submergeait son cerveau embrumé. Pour commencer, elle avait mal un peu partout. Cet imbécile n’y était pas allé de main morte. Sa main se porta machinalement à son décolleté ou luisait quelques gouttes de sang, là où les ongles sales avaient éraflé la peau en arrachant un morceau du corsage de la prostituée. Mais surtout, elle était déboussolée de trouver le pasteur ici. Pour quelle raison arpentait-il des rues si sordides à la tombée de la nuit ? Est-ce qu’il la cherchait ? Pourquoi ? De plus, bien était encore trop abasourdie pour exprimer sa gratitude, car il lui avait peut-être bien sauvé la vie ce soir. Mais Lucy, dans un péché d’orgueil, ne pouvait empêcher un sentiment de contrariété poindre en elle. Que le pasteur l’ait vue dans l’exercice de son métier la rendait affreusement honteuse. La salvation qu’il lui avait apportée n’arrangeait rien au malaise. Elle qui se faisait un point d’honneur à survivre seule dans la cruauté du Londres des nantis, voilà que la seule personne avec qui elle avait noué des liens la sortait d’un pétrin potentiellement mortel.

L’orage était passé. Le Révérend Williams semblait se réveiller d’un mauvais rêve, regardant sa main couverte de sang comme si il ne comprenait pas comment il était arrivé là. Lucy leva faiblement les yeux vers ce visage apathique, ce regard imperturbable qui fixait sa main en semblant se demander ce qu’il avait fait. D’un geste d’automate, il sortit un mouchoir de sa poche, et entreprit de frotter vigoureusement sa main souillée. Il n’arrêta ce geste empreint d’une sorte de frénésie que lorsque sa main fut parfaitement blanche. Alors, comme semblant lui aussi redouter ce moment, et ne trouvant plus rien pour éviter de la regarder, il se tourna vers la jeune rousse qu’il venait de si bravement secourir. Et, lorsqu’il se mit à bredouiller, à s’enquérir de son état, à s’excuser platement, il aurait presque pu arracher un sourire à Lucy, si seulement elle n’était pas encore trop meurtrie et bouleversée. Jonathan était revenu. Le pasteur affable, doux, bon et maladivement timide était trop ancré dans sa nature pour se laisser vaincre aussi longtemps par l’homme violent et ivre de colère qu’il n’avait été que pour une situation d’extrême urgence.

Sous le choc encore, car l’incident n’était clos que depuis de brefs instants, Lucy profita de ce qu’il lui offrait un mouchoir propre pour retenir sa main et le forcer à la regarder, lui dont les yeux honteux et gênés esquivaient la prostituée :

- Vous pardonner Révérend ?

Elle occulta complètement ses autres questions, hébétée de ce qu’il lui demandait pardon. Elle garda stupidement le mouchoir fin et immaculé au creux de sa main, sans même songer à l’utiliser pour essuyer les quelques larmes qui avaient perlé à ses cils ou le sang qui coulait en un très mince filet de son décolleté, rendu plus échancré par l’accrochage de son agresseur. Peu remise de l’agression, sa placidité légendaire réduite à néant par l’amas d’émotions accumulé, elle regarda le visage décomposé de cet homme d’église qui n’avait pas hésité à aller contre sa nature bienveillante pour sauver une prostituée d’une situation que sans doute elle méritait. Lucy avait toujours haï le clergé par instinct, parce qu’il la haïssait elle aussi, par crainte surtout, voilà que le seul homme qui n’ait jamais fait quelque chose pour elle, hormis son père au berceau, se trouvait être un pasteur respecté. Pasteur qui sans nul doute devait éprouver le même dégoût pour les activités de Lucy que ses comparses, mais qui avait la délicatesse et l’intelligence du cœur nécessaires pour passer outre et lui accorder autant d’égards qu’à une femme respectable.

A l’inverse cette fois, Lucy ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’azur clair des prunelles de Jonathan, qui avaient repris leur douceur céleste qu’elle connaissait. Les émotions de toutes ces dernières années, les brimades, les violences, les injures, le rejet d’une société qui ne voulait pas d’elle, la solitude qu’elle s’imposait, cette tranquillité de l’âme qu’elle ne trouvait plus depuis qu’elle connaissait le Révérend Williams. Cet amas de sentiments reflua à sa gorge, trop plein accumulé depuis si longtemps. Le courage dont venait de faire preuve le pasteur, pour sa vie à elle, qui valait si peu de choses, son humilité ensuite, ses égards, ses pardons, cette bonté que Lucy ne connaissait pas, ne comprenait pas, devint intolérable, fut comme la goutte d’eau qui, enfin, renversa avec fracas l’âme impassible et le cœur de pierre qu'elle avait mis si longtemps à forger. Cette résurrection, cette salvation d'une léthargie émotionnelle qui durait depuis trop longtemps, se manifesta de manière tragique, et somme toute assez pitoyable. Brisée par une humanité qu'elle croyait vaincue à jamais, Lucy éclata en sanglots bruyants, se jetant soudain au cou de son sauveur, oubliant pour un moment les maux que le bourreau avaient infligé à son frêle corps, et balbutiant péniblement, d'une vois étouffée par les larmes :

- Ah merci...Révérend...Merci !! Qu'est-ce que...J'aurais fait...Sans vous...Ah merci, merci du fond du cœur...Ne me demandez pas pardon...Non, ne me demandez pas pardon...Moi je vous demande pardon...Quelle belle amie je fait...n'est-ce pas... ? Vous obliger à vous battre...Ainsi...Vous...Ici...Le soir...Mais pourquoi ?

La Lucy trop réservée d'ordinaire ne parvenait plus à s'arrêter. Ses bras se serraient avec force autour du pauvre Révérend qui subissait cette étreinte forcenée sans même qu'elle ne lui ait demandé son avis. Les larmes continuaient de couler par torrent du visage enfoui dans le col blanc, et devaient sans doute dévaler le long et austère habit noir du culte dont le pasteur était vêtu. A mesure qu'elle resserrait son étreinte, la largeur et la chaleur du corps de Jonathan lui apportaient un je-ne-sais-quoi d'enivrant, qui commençait doucement à la calmer et à tarir la source de ses larmes. Lucy ne pensait plus à grand chose à vrai dire, pas même à la question qu'elle lui avait posée presque inconsciemment. Le Révérend Williams était fort et doux, il sentait la lavande, le savon et la bonté. En cet instant, ces certitudes étaient tout l'univers de cette pauvre Lucy brisée de fatigue, de chagrin et d'horreur.

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Jonathan R. A. Williams
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeSam 14 Avr - 16:10



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Pourrait-il un jour se regarder à nouveau dans les yeux ? Jamais Jonathan n’avait fait montre d’autant de rage et de haine envers son prochain. La force de ses bras n’avait jamais servi à faire quelque chose d’aussi abjecte. Tout son corps tremblait encore de l’énergie déployé au-delà de son habitude ; c’était pour cela qu’il tenait ses coudes proche de son corps, croisant les bras pour les empêcher de frénétiquement casser. Le pasteur prit une profonde respiration et regardait le sol d’un air gêné. Encore une fois, il avait brisé tout ce que la belle jeune femme avait placé en gentillesse divine. Il lui prouvait, une fois de plus, qu’il n’était rien d’autre qu’un être humain, capable d’accès de colère pouvant aller jusqu’à la mort d’un individu. Comment pouvait-il savoir si la tête quasi-défigurée de l’homme allait tenir un prompt rétablissement ? Pour être parfaitement honnête, Jonathan se moquait de le savoir.

Son comportement et la puanteur de son odeur suffisait à le rendre ignoble aux yeux du ministère divin. Etait-ce bien le prédicateur qui parlait, ou le bourgeois gentilhomme habitué au frêle parfum ? Comment pouvait-il à présent regarder la jeune prostituée et lui demander de venir à son sermon d’amour et de paix entre les hommes ? Sa propre attitude faisait si sombre cassure avec ses paroles remplis de miel. Serrant les poings contre ses flancs, parvenant lentement à contrecarrer les expulsions de ses muscles contractés, Jonathan se mordait les lèvres, inquiet. C’était la vie, la vraie, auquel il venait d’assister : la véritable boue humaine qu’il s’évertuait à nettoyer de sa bonne volonté. Peut-être avait-il même déjà accueilli cet homme dans son confessionnal. Parfois, il fallait se rendre à l’évidence : l’Homme ne souhaite pas réellement changer. On apprend très tôt que la confession n’est rien de plus qu’un savon divin. Se confesser revenait à prendre un bain après s’être roulé dans la fange, se vanter d’être propre et repartir jouer.

Le conflit intérieur qui naissait au creux de son corps lui fit monter les larmes aux yeux tant il lui semblait incapable de retrouver un équilibre. Ce fut dans ce brouillard que soudain une petite voix le ramena à la réalité. Jonathan redressa doucement la tête, ne comprenant pas la question de Lucy. S’il avait eu le courage d’observer son visage, il les aurait vus, les silencieuses larmes sur ses joues. Peut-être aurait-il eu alors la force de s’emparer lui-même du mouchoir en beau tissu, et de nettoyer lui-même sa peine, s’il n’était capable de nettoyer le cœur des hommes. Mais la vie n’était pas comme dans les beaux contes, et les personnages faibles. Tout ce qu’il sentit fut le poids de la jeune femme, propulsé par le désespoir jusqu’à s’accrocher à son cou. Elle avait fait le geste qu’il n’aurait osé imaginer. Son cœur manqua le coche d’un battement alors que son premier réflexe fut d’enfermer le maigre corps dans ses bras. Jamais encore une femme n’avait fait preuve d’autant d’émotions à son égard, et au sien seul. Il pouvait sentir sa détresse contre son torse, ses larmes se déversant sans plus aucune honte. Petit à petit, la sienne se transforma en une étrange sensation ; elle était comme la princesse qu’il venait de sauver, après s’être changé en héros. Cette fierté lancinante influa dans ses veines, tandis que ses bras resserrèrent leur prise avec tendresse. Beaucoup auraient pu dire qu’il profitait du malheur de la jeune femme pour rassurer sa propre virilité, et certains d’entre eux auraient eu raison. Mais Jonathan n’avait son pareil pour se voiler la face devant l’inévitable vérité. Elle le remerciait avec toute la reconnaissance de son âme, et le pasteur qu’il était s’en nourrissait avec avidité, l’écoutant à son oreille offerte. Il ressentait plus que de la compassion.

A ce moment précis, il aurait relevé du défi que de deviner à quel point Jonathan était rempli d’émotions contraires et fortes. Son esprit s’enivrait au-delà du possible de la fragilité extatique de la jeune femme. Il l’avait trouvé si belle, mais jamais aussi désirable qu’à cet instant. Le temps s’était arrêté rien que pour lui, lui permettant de savourer l’odeur de sa longue chevelure rousse, la blanche de sa peau, ses formes légères et frêles l’enlaçant. Rien n’avait plus aucun sens, ils n’étaient plus que deux dans cette sombre ruelle de Whitechapel qui ne sciait en rien avec eux. Si Jonathan avait été capable de penser en ces minutes de grâce, il n’aurait pu s’empêcher de vouloir la prendre dans ses bras, la ramener au chaud chez lui pour lui permettre de se remettre de ses émotions. Qu’aurait-il fait ensuite, à part la jeter à nouveau dans le froid et la misère ? Une autre partie de lui, plus secrète encore, songeait à passer une main le long de ses cheveux, le dos de ses doigts le long de sa joue blanche pour essuyer ses larmes, avant de caresser son cou de sa paume et de descendre le long de son buste pour prendre sa hanche. C’était ce que faisaient les véritables hommes, dans les livres d’amour qu’il lisait parfois. Mais le pasteur de St-Mary Matfelon n’était pas reconnu pour être un homme. Au pire, il était un lâche, au mieux, il était un ange.

Jonathan n’écoutait que de loin les paroles décousues de Lucy, lui demandant pardon de s’être ainsi rabaissé pour venir à son secours. Elle n’en était que plus délicate. Mais tout s’embrouiller dans sa tête : pourquoi ressentait-il une telle énergie dans tous les membres de son corps, son cœur battant une chamade qu’il n’avait encore jamais expérimenté, le tout dans la tristesse du fog anglais, au vu de tous les passants qui pouvaient les voir de l’autre bout de la rue. Avec douceur, Jonathan les rapprocha d’un mur s’avançant dans la ruelle et leur permettant de se cacher quelque peu du reste du monde le temps de quelques minutes. Non pas qu’il avait honte d’être vu en compagnie de Lucy, mais il fallait être honnête. Jamais il n’aurait dû ne serait-ce que marcher dans ces rues, déjà qu’il n’avait pas une excellente réputation après son divorce… et que son étiquette de bonté lui venait surtout de plusieurs années d’excellents services auprès de vieilles dames bigottes. Dans l’ombre de cette arche, Jonathan ferma les yeux pour se concentrer sur ses indescriptibles sensations. La soudaine intimité formée par l’ombre et le creux des murs le rendait encore plus gêné et chaud. L’ambiance les rapprochant d’autant plus que leurs corps se touchant, le pasteur dût se battre avec lui-même pour ne pas laisser plus de détails apparents dans son trouble. Son esprit cherchant à fuir la situation, la malséance évidente du lieu dans lequel ils se trouvaient lui revint aux yeux, de même que les éclats de voix dans la rue principale lui rappelaient le milieu sociale dégradant. Le pasteur et la prostituée avaient fini par tous deux faire silence, se calmant de tout ce qui les avait fait oublier le monde. Dans un dédale voisin, on pouvait entendre un homme et une femme s’ébattre bruyamment.

Cela permit à Jonathan de revenir plus sereinement sur certains détails, contre toute attente. Le furieux dégoût qu’il ressentait pour cette déchéance humaine lui permit de contrôler ses propres pulsions masculines qu’il avait ressenties plutôt à la fraicheur et la détresse de Lucy. Cette dernière était si incroyablement belle, à ses yeux. Elle resplendissait de tout ce qu’un homme pouvait demander, une belle figure, une peau pure, un corps fragile que tout être voulait pouvoir posséder une fois pour se sentir fort. Lui-même se laissait aller plus que de raisons à tout ce qu’elle dégageait de sensualité. Tout cela n’était que la toile d’araignée qui devenait habitude pour les femmes de la rue. Il devait se montrer plus fort que cette bestialité qui le faisait devenir le plus faible des hommes face à la grâce quasi-divine qu’il voyait en elle. Car c’était dans des pans de murs cachés du monde comme celui contre lequel ils se tenaient, que Lucy devait bien trop souvent faire sa misérable besogne. Cela le rendait triste, si triste. Son corps entier, après être passé par une si intense chaleur, devint glacé lorsque son cerveau revint avec ce détail. L’homme qu’il avait sciemment tabassé avait peut-être déjà été un de ces clients. Depuis qu’il avait appris à connaître Lucy et à la côtoyer, le pasteur vivait dans une sinistre paranoïa qui le tendait vers toutes les pensées les plus sombres. Son regard se retournait sur toutes les femmes rousses qu’il croisait, dans l’espoir de la voir elle. Mais dans le même temps, il vomissait son métier et ne pouvait surmonter la simple idée de son corps nue vendue pour des piécettes. Jamais il n’avait autant aimé et haïs quelqu’un de sa vie. Devait-il la serrer encore plus fort contre lui pour que plus jamais elle ne parte, ou bien l’éloigner de lui pour ne pas se prendre davantage dans la toile ?

Au moins, elle était une très agréable amie. Doucement, une boule dans la gorge, Jonathan posa ses mains sur les épaules et l’écarta de lui, lentement. Sur son visage, un regard un peu mort qui ne voulait que se fermer mais ne le pouvait pas, un demi-sourire poli bien qu’un peu fantomatique. L’envie de son corps dévorait à petit feu le pasteur qui ne désirait qu’un véritable amour. Parfois, il se disait qu’il était bien trop romantique pour ce monde. Il aurait été si facile de prendre son ex-femme en prétextant le droit maritale, tout comme il aurait été rapide et simple d’accepter la proposition de Lucy à leur rencontre. Mais Jonathan n’était qu’un enfant et il préférait visiblement se morfondre dans l’analyse de ses émotions, répugnant la faim sexuelle pour une histoire d’amour que l’on pouvait retrouver dans tous les mauvais romans.

- Ne… ne vous excusez-pas… Je n’ai fait que mon devoir, cet homme vous importu… importunait. Je… vous demandais juste pardon de… mon comportement… je me suis… quelque p…peu importé.

Essayant de reprendre un peu contenance de lui-même et de son souffle, Jonathan prit une profonde respiration et s’empara du mouchoir que Lucy n’avait pas utilisé. Il se moquait que son habit fut gâter par les larmes de la prostituée, et se préoccupa plutôt d’essuyer ses joues. Il n’était pas très doué à cela, et finit par le lui redonner pour ne pas se ridiculiser davantage. Ramenant ses mains jointes sur son ventre, Jonathan reprit un sourire plus honnête et se lança, bien qu’un peu toujours bégayant :

- En vérité… je… je… v…vous cherchais. Et… je ne sais plus si c’est une… toujours une… très bonne idée mais… je voulais vous inviter à … v…voir… enfin, venir… assister à un… à mon sermon de demain… vous savez, on est dimanche demain et… enfin voilà…

Toute cette situation, et tout ce qu’il avait fini par se mettre en tête, cet ascenseur émotionnel qui saignait son cœur en toute situation : tout cela avait fini par le rendre encore plus gêné, et il n’était pas difficile de voir qu’il essayait malgré tout de mettre un peu de distance. Son invitation était absolument sincère, et Jonathan commençait à effectivement se demander s’il s’agissait d’une bonne idée. Pourtant, il tenait absolument à ce qu’elle vienne en voir ne serait-ce qu’un seul. Mais ils pourraient tout aussi bien ne plus jamais se revoir, tant ils semblaient se faire mutuellement souffrir. Mais la simple idée rendait un vide immense dans le cœur de Jonathan. Un vide qu’il ne lui était pas permis d’imaginer supporter. Il avait toujours préféré la souffrance à l’absolu vide. Il n’y avait rien de pire que le vide. Pour lui, l’humain est fait pour ressentir des émotions. A la seconde même où il devient vide, il est déjà mort. Ce fut pour cela qu’il continua à se tenir droit face à elle, l’englobant de son regard le plus gentil, tout ça dans la pénombre crasse d’un mur d’enceinte, le tout dans une ruelle délabrée dans l’humidité anglaise. Le couple avait tout de même fini son affaire depuis quelques minutes maintenant, jamais Jonathan n’aurait osé ouvrir la bouche sinon. Dieu qu’il ne voulait que rentrer chez lui. Peut-être pourrait-elle venir avec lui pour se remettre de ses émotions ? L’option était toujours disponible, mais il ne devait pas être trop gourmand. Il peinait déjà à croire qu’elle accepterait, étant donné qu’elle ne semblait visiblement pas très proche de la religion.

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Lucy E. Wood
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeMer 2 Mai - 11:12



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Le corps d’un homme pouvait donc se révéler tendresse. Quelques semaines plus tôt, Lucy aurait sans doute haussé les épaules avec dédain à cette naïve affirmation. La prostituée avait toujours cru que l’union charnelle de deux êtres résidait dans l’accomplissement de l’acte qu’elle offrait pour quatre ou cinq shillings. Mais, tremblante entre les bras du Révérend Williams, la fille de joie se sentait bien plus fragile et liée par une intimité autrement plus profonde que dans l’union mécanique des corps qu’elle vendait froidement au premier intéressé. Les sanglots convulsifs s’apaisèrent lorsque les bras solides enlacèrent le corps frêle, accord tacite du prude pasteur à l’étreinte qu’il subissait sans même que son avis ne lui ait été demandé au préalable. Ce geste tendre, dont s’était enhardi Jonathan, avait dû lui demander bien du courage ; l’affolement de son cœur, qui battait la chamade à travers le vêtement noir, trahissait son trouble. Enivrée des embruns de musc et de lavande qu’exhalait la gorge du pasteur dans laquelle Lucy avait enfoui son visage larmoyant, elle s’abandonnait, ne cherchant plus à nier que la douceur d’un homme pouvait bercer son chagrin et tarir ses larmes. Le besoin inconscient d’un idéal, dans le cauchemar qu’était sa vie, devait être la cause du culte qu’elle vouait à Jonathan. Complètement aveugle et partiale en ce qui concernait le Révérend Williams, elle s’en était fait l’incarnation divine d’un roc qui pouvait tout surmonter, et d’un juste qui ne pouvait pêcher. Ce panégyrique relevait d’une naïveté que, même dans ses plus anciens souvenirs, Lucy ne se souvenait pas avoir eu. Cette confiance sans bornes qu’elle lui accordait d’instinct aurait fait sourire la plupart des gens. Comment une prostituée désabusée du monde, des hommes et du clergé, pouvait-elle se révéler si ingénue en ce qui concernait le Révérend Williams ? Sans doute était-il un modèle de vertu pour les âmes pécheresses de Whitechapel ; mais ceux qui côtoyaient l’homme étaient bien forcés d’admettre l’existence de ses défauts, communs à chaque mortel dont les pas foulent pour un bref instant ce triste monde. Car Jonathan lui-même n’aurait pas l’hérésie de se considérer comme un saint. Lucy le voyait ainsi pourtant, et le moindre de ses gestes, sa bonté ineffable, son regard limpide, pur de toute hypocrisie, la douceur de sa voix, le seul fait qu’il existe, la ramenait un peu plus dans la divine lumière de la foi, qui, si souvent, avait été à deux doigts de complètement s’éteindre.

La fille de joie laissa le pasteur l’éloigner délicatement et sans difficulté du passage trop fréquenté de la rue pourtant bien sombre. La léthargie doucereuse dans laquelle l’avait plongée l’étreinte solide de Jonathan la rendait à peine consciente et il dut pratiquement la soulever pour presque l’acculer au mur de la ruelle. Abasourdie par la hardiesse du geste, Lucy ne put s’empêcher de lever son visage vers celui de Jonathan, plongeant le regard dans le sien, parvenant, malgré l’obscurité, à lire dans ces yeux d’azur une émotion qu’elle ne connaissait que trop bien, pour l’avoir trop souvent lue dans le regard des hommes. Elle ne pouvait guère se tromper ; il était de son métier, après tout, de distinguer ce genre de trouble. Et sans nul doute, ce regard d’ordinaire si clair, devenu vague, la chaleur soudaine émanant du corps immense, maintenant collé au sien,  le souffle, qui presque imperceptiblement, était devenu rauque, un infime tremblement dans la poigne tout à l’heure si solide, trahissaient sans ambages l’humanité du pasteur de Whitechapel. Mais contrairement à leur première rencontre, ce désir n’amusait plus Lucy. D’autant que cette fois-ci, elle ne l’avait pas provoqué. Il était très rare que la fille de joie inspire du désir sans l’avoir cherché au préalable. Les yeux de la prostituée, secs à présent, supportaient difficilement  le regard d’azur de Jonathan voilé par une virilité propre à chaque homme, même tel que lui.

Lucy eut un léger frémissement dans les bras du pasteur, dont l’étreinte s’était inconsciemment resserrée. La situation était pour le moins rocambolesque ; une prostituée aguerrie tremblant comme une feuille devant le désir refréné d’un homme d’église divorcé et vierge de surcroît. D’ordinaire insensible, se livrant avec la froideur d’un automate, la jeune femme s’étonnait de l’afflux de sang qui empourprait soudain ses joues pâlies d’ordinaire par la peur, le froid et la faim. De même la fille de joie ne s’était jamais senti si petite, si frêle et sans défense que contre ce large corps, qu’inconsciemment elle cherchait à serrer un peu plus.  Son cœur battait la chamade, cognant à faire exploser sa poitrine frêle, tumulte au milieu d’un silence épais de désir inavoué qui planait sur l’obscurité de Whitechapel. Ce regard brumeux était souvent annonciateur d’un geste hardi, presque brutal, empreint de la plus brute nature masculine ; et, à l’idée que la Révérend était à une fraction de seconde de l’empoigner par la taille, de renverser son corps frêle contre le mur ou d’appliquer un violent baiser sur sa gorge dénudée par la brutalité de son agresseur ivre, Lucy ressentit un malaise inexplicable, presque teinté d’effroi. La prostituée froide et placide qu’elle était ressentait le trouble mêlé d’appréhension d’une jeune vierge devant l’imminence de sa nuit de noces. En réalité, sans même qu’elle le sache elle-même, Lucy venait de découvrir le désir. Ses jambes la soutenaient à peine, son regard de fille qui a déjà trop vécu devenait presque timide. Un comble. Le malaise atteint son paroxysme lorsque les ébats bruyants d’un couple vinrent troubler le désir violent et silencieux qui planait sur leur chaude mais encore chaste étreinte. La gêne atteignant son paroxysme, la fille de joie baissa vivement le regard, pleine de honte ; car voilà quoi ressemblaient ces nuits, voilà qu’elle était sa profession que Jonathan exécrait, et la voir ainsi étalée avec autant d’impudence aux oreilles de l’homme que Lucy sacralisait la rendait en colère, ivre de honte et d’embarras.

Son visage se baissa donc, esquivant le regard voilé du pasteur. Rattrapé par sa chasteté et cette horreur d’un stupre aussi malsain, le corps immense et brûlant de Jonathan se glaça en quelques secondes. La magie était brisée. La dure réalité du quartier infâme avait repris ses droits, arrachant aux deux protagonistes les quelques instants de rêve qu’ils avaient osé dérober au beau milieu de ce cauchemar. Lorsque les mains de Jonathan se posèrent sur les frêles épaules, Lucy sut que cet instant était fini. Il la détacha doucement de lui, avec beaucoup de précaution, lui adressant un léger et timide sourire. Quant à ses yeux, ils n’étaient plus voilés que par un vague mais irrémédiable chagrin. La prostituée, elle aussi, fut prise d’une mélancolie profonde, devant cet homme chaste qui la voulait mais qui déployait toute son énergie à lui résister, parce qu’elle représentait le pêché, la honte suprême, la luxure dans ce qu’elle avait de plus décadent ; la prostitution. Le voilà qu’il s’excusait de nouveau. Non content d’avoir sauvé Lucy d’une bastonnade et d’un viol, il demandait pardon de la brutalité dont il avait fait preuve lors de la bravoure de son acte digne d’un chevalier servant. La fille de joie haussa les sourcils, hésitant entre agacement, tendresse et amusement pour cet homme que, décidément, elle ne méritait guère :

- Vous êtes bien trop modeste…Enfin…Ne vous excusez pas de m’avoir secourue…s’il vous plait…Jonathan…Merci mille fois…Encore…

Le pasteur de Whitechapel tâchait de reprendre un souffle régulier, ragaillardi par le silence soudain, preuve de la fin des ébats grossiers du couple. Afin sans doute de ne pas rester les bras ballants, et d’occuper son esprit en plein malaise, il récupéra le mouchoir inutilisé qu’il avait tendu à Lucy, et en tamponna délicatement et maladroitement ses joues encore sillonnées par les larmes, malgré que ses yeux fussent secs à présent. Rapidement, il lui fourra de nouveau le morceau de tissu dans le creux de la main, bien que les joues de la jeune femme fussent encore humides. La prostituée elle aussi reprenait doucement contenance, souriant devant le naturel revenu au galop du prude homme d’église, maladivement timide et maladroit. Si le désir l’avait transfiguré, lui conférant une virilité implacable, il redevenait à présent le gentil pasteur, qui n’osait même plus effleurer la jeune rousse. Un léger sourire aux lèvres, Lucy regarda Jonathan croiser les mains devant lui, semblant rassembler sa contenance pour s’apprêter à parler. La jeune rousse écouta la tirade du Révérend ; les émotions violentes de la soirée, mêlées à la fatigue, lui rendaient l’esprit brumeux. Aussi dut-elle faire un effort de concentration pour suivre les explications du Révérend, ponctuées de bégaiements et d’hésitations.

Le pasteur bourgeois qu’était Jonathan avait bel et bien déambulé en plein crépuscule mourant dans ces infâmes ruelles dans l’unique but de trouver Lucy. Une drôle de chaleur lui parcourut l’échine à cette idée et une pointe d’orgueil, assombrie par la gêne d’avoir mis le Révérend dans une telle situation pour sa petite personne, la rendit pour quelques secondes moins attentives à ses paroles. La prostituée saisit les mots « bonne idée », « inviter », « sermon » ; puis, décidément très intriguée, elle prêta plus attentivement l’oreille. Jonathan l’invitait à l’Eglise. Le pasteur de Whitechapel avait sillonné les rues de l’infâme quartier, vêtu de son habit aussi noir que les cieux, dans l’unique but de trouver Lucy et de l’inviter à le voir officier. Les bras de la fille de joie en tombèrent de surprise. La parole lui manqua. Elle s’attendait à tout sauf à cela. Abasourdie surtout, émue aussi, un peu inquiète de se faire reconnaître au milieu des honnêtes familles de Whitechapel en plein sermon, Lucy jeta au Révérend un regard un peu stupide. Cette situation rocambolesque, trop farfelue même pour qu’un romancier en ait eu l’idée, dépassait un peu la catin rousse. Qu’une prostituée et qu’un pasteur s’entichent l’un de l’autre était déjà bien assez loufoque comme cela, en plus d’être immoral ; mais, devant le mélodrame qui se tramait quelques instants auparavant, devant la violence de la situation à laquelle Jonathan l’avait arrachée, devant ce désir effréné, réfréné avec peine, qui poignardaient leurs âmes et passaient outre leur raison, l’invitation ingénue du pasteur, qui tombait comme un rai de lumière dans la désolation morne de ces rues, provoqua chez la fille de joie une émotion qu’elle n’avait pas ressentie depuis fort longtemps ; l’hilarité. Le capharnaüm de la soirée, la demande solennelle de Jonathan, balbutiée, justifiée, gênée ; son visage contrit, semblant appréhender la réaction de la jeune femme, et ses mains croisées qu’il s’efforçait de garder immobiles. Lucy éclata d’un rire, qu’elle découvrit en même temps que le pasteur. Il était plutôt léger et clair, discret comme sa voix quelque peu fluette qu’elle ne haussait jamais, elle qui parlait déjà si rarement. Il n’y avait nulle méchanceté dans ce bref éclat de rire, imprégné de la nervosité du drame survenu, de la tendresse aussi, de la joie surtout de l’invitation sincère que Jonathan lui offrait, et l’importance que semblait lui témoigner la réponse de la fille de joie.

Etre cruel avec Jonathan était ce que Lucy désirait le moins au monde. Aussi cette belle crise de joie prit fin très rapidement devant l’anxiété manifeste du pasteur, et, tout comme pour lui, le naturel revint au galop. Ses lèvres se serrèrent de nouveau sur ce silence placide qui leurs étaient coutumières, et s’étirèrent en un sourire bienveillant. Ses yeux pétillaient encore un peu devant ce soudain accès de joie, instinctif et nerveux, lorsqu’elle regarda l’homme d’Eglise, prépara sa réponse avec le plus de soin possible, ne souhaitant à aucun prix qu’il ait cru qu’elle se moquait de lui :

- Pardon…Je suis désolée…Mais toute cette situation est si…Enfin…Si vous en avez toujours envie…Je viendrais…Avec plaisir je viendrais…Merci, Jonathan…

A présent qu’il était redevenu le prude pasteur, timide, maladroit et chaste, Lucy parvenait à l’appeler par son prénom. A la vérité elle était certaine qu’il préférait qu’elle l’appelle ainsi, mais chaque fois qu’il l’impressionnait, ou qu’il lui apparaissait tel l’idéal divin qu’elle s’en était fait, elle n’osait plus l’appeler par ce prénom terrestre. Cela lui semblait une familiarité trop grossière, que ses lèvres impures n’avaient pas le droit de souiller en le prononçant. Elle mêlait donc les « Révérend » aux « Jonathan », en fonction de la situation, de l’humeur ou des émotions que laissaient transparaître le pasteur de Whitechapel. A ce moment il était Jonathan, homme de chair bredouillant devant la femme qu’elle était, ne levant plus le regard sur elle qu’avec embarras, tremblant pour la réponse d’une catin, dont semblait soudain dépendre ses espérances et sa joie. Si Lucy était pleinement consciente qu’elle ne méritait nullement autant d’égards de la part d’un homme tel que lui, elle ne pouvait s’empêcher de goûter cette sollicitude avec délices, bien que désarçonnée par les bienfaits que lui accordait un homme, sans rien lui demander en retour, et que pourtant elle lui aurait offert bien gracieusement.

Une légère brise passa sur sa gorge. Alors, Lucy se souvint de sa poitrine dénudée et de son corsage arraché. Baissant les yeux vers la robe qui était avant ce soir en bon état bien qu’élimée, elle regarda le bout de tissu qui pendait tristement, sans se soucier de ce que la large déchirure laissait entrevoir. Sa pudeur excessive en matière de sentiments n’avait d’égale que son absence totale concernant ses attributs physiques. Après tout, qu’y aurait-il de plus triste qu’une prostituée pudique ? Peut-être l’avait-elle été, il y’a longtemps. Mais elle s’était débarrassée bien vite de handicap pour découvrir n’importe quelle partie de son corps à la demande, pour quelques pièces, un repas parfois, une nuit au chaud dans les premiers temps les plus rudes.

Toujours est-il que les sermons dominicaux étaient un si lointain souvenir que Lucy eut soudain une inquiétude : elle ne savait pas comment s’habiller. Certes elle avait toujours son aiguille et deux ou trois bouts de fil qui trainaient au fond de sa chambre, et aux lueurs de l’aube elle aurait bien le temps de rendre à ce corsage indécent la respectabilité qui s’impose à l’Eglise. Mais la couleur même de sa robe carmin n’allait-elle pas poser problème ? Il en était déjà qui grinçaient des dents devant la couleur de ses cheveux, contre laquelle elle ne pouvait rien. La peur, soudain, de commettre une maladresse, qui la ferait remarquer, ou pire, embarrasserait, voire blesserait Jonathan, la plongea dans le même état d’anxiété qu’il avait eu tout à l’heure, et dont elle s’était gentiment amusée. Quelque peu balbutiante, ayant le trac d’une petite fille se rendant à sa première communion, elle bredouilla :

- Mais Révérend, est-ce que je peux venir habillée comme…comme ça ? Est-ce qu’il ne faut pas que je sois en noir ? Parce que vous savez…J’ai pas de robe noire…J’en ai une autre…Une verte… Vous l’avez déjà vu…Je vais rafistoler ça…Ne vous en faites pas…Mais, est-ce qu’il ne faut pas que je couvre mes cheveux…J’ai un châle aussi…Il est à la maison…Parce qu’il fait pas froid…Mais je pourrais le prendre…

Le souvenir des vieilles bigotes de sa campagne, vêtues de noir de la tête au pied, le visage austère dans de longs châles de tricot noir lui revenait en tête, et, baissant les yeux sur sa tenue, elle eut un frisson. Son ignorance en matière de convenance, de bondieuseries ou simplement dans ce qu’était une « tenue convenable », la rendait quelque peu angoissée par cette invitation qui lui plaisait malgré un épouvantable trac qui lui nouait l’estomac alors qu’après tout, c’était Jonathan qui occuperait le devant de la scène divine, haranguant la foule par le message d’amour qu’il tâchait de prêcher avec toute la conviction, la foi et la sincérité qui animait l’azur clair de son regard.


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Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Malgré toute la hauteur qu'il essayait de prendre sur la situation, serrant métaphoriquement toute l'étendue de sa Foi contre son coeur, Jonathan regrettait déjà d'avoir écarté la jeune femme loin de lui. Il ressentait déjà un étrange vide là où elle s'était trouvé. Une sensation qu'il n'était pas sûr de comprendre, à moins qu'il ne le voulut pas, inconsciemment. Ce qu'il voyait en face de lui, c'était une créature fragile, déchirée par la vie et la société qui ne laissait sa chance qu'à la naissance. Il aurait tant aimé pouvoir aider au quotidien de cette demoiselle, pouvoir la sortir de ce chemin pernicieux, où le péché l'enroulait d'un si âpre châle. Mais elle était sombre objet de plaisir, possession de la ville et de ses sous-quartiers. Sa Foi voulait haïr toute sa personne, mais il n'était pas capable d'haïr autre chose que ce qu'elle représentait sans le vouloir. L'être en elle-même, il se languissait de sa présence. Même dans la perversion obscure de cette ruelle, Jonathan voulait retrouver un peu de lumière. Il lutta contre tous les ressentiments qui lui serrait le torse. Son coeur n'avait pas encore cessé de battre de grandes envolés orchestrales, le rendant encore tout fébrile de ce qu'il venait de se passer -rien de plus qu'un simple remerciement désespéré de la part d'une énième victime des violences de la rue. Le soleil s'éclipsait derrière les hauts bâtiments bancales de Whitechapel, tandis que les bruits de la foule ne cessaient de grandir. C'était donc cela, la grande effervescence des bas-quartiers ? Jonathan ne s'y était jamais véritablement impliqué, préférant conservé de son rôle de berger, les heures du soleil. Il rentrait d'ordinaire dès le coucher du soleil, par les grands axes, ne prenant de raccourcis qu'au petit matin. Aussi s'était-il toujours aveuglé de la réalité de ceux qu'il essayait de protéger, il ne faisait qu'en appercevoir la surface.

Mais pour les beaux yeux de cette prostituée, Jonathan avait dépassé ses craintes. Dieu seul savait au combien cette situation aurait pu mal tourner, s'il était arrivé un peu plus tard, ou en bien plus courtois échange. Peut-être était-ce encore là une preuve de sa naïveté sur toute la souffrance du peuple qui l'entourait ? En cette jeune femme, le pasteur voyait tant de choses qu'il ne parvenait pas à saisir. Il ferma les yeux, ne supportant à peine de la regarder. Tout son corps frémissait d'émotions contraires et surprenamment violentes. La fatigue de la journée, l'épuisement de la rechercher, l'anxiété et l'effroi de la retrouver officiant à demi-nue au détour d'une ruelle, l'extrême brutalité dont il avait fait preuve, comme d'un soulagement brusque et soudain, toute la nervosité qui avait grimpé en flèche dans l'esprit brumeux de Jonathan, se traduisant en une attaque sourde et massive contre l'agresseur, et l'excitation animal qui s'était emparé de lui, à voir cette demoiselle si frêle et impuissante entre ses bras, pour ensuite peiner à demander la cause première de sa quête. Il se dégoûtait. Toute cette montée d'adrénaline s'épuisait lentement, le rendant amer et fatigué. Il avait encore si bien en mémoire tout ce qu'il avait ressenti, chaque détail de son désir bouillonnant ses membres. Le pasteur ne valait pas mieux que n'importe lequel de ses clients. A ceci près qu'il se refusait à être comme eux. Son esprit se sentit irrémédiablement soumis à ces besoins physiques qu'il peinait à contenir. Plus encore depuis qu'il l'avait rencontré, elle. Mais à chaque fois que son image imprégnait sa rétine, Jonathan voyait tout le prisme de son métier, et ce jusqu'à travers les filements de sa splendide chevelure. Il souffrait d'être persuadé, que jamais, ô grand jamais, la belle pouvait un jour... lui appartenir.

Détournant le regard vide en direction d'une ruelle qui ressemblait à toutes les autres ruelles, un grand silence s'installa entre eux alors qu'il pensait encore et encore. Comment osait-il songer à de pareils termes ? En quoi une femme pouvait-elle appartenir à quelqu'un ? C'était ce que l'on apprenait encore aux jeunes garçons pour qu'ils tiennent correctement leurs maisonnés. Et malgré sa grande ouverture d'esprit, il semblait y avoir des choses pour lesquelles Jonathan était un pur produit de son époque. Son précédent mariage avait été une longue blessure, dont il s'était vengé avec toute la froideur et l'inhumanité d'un homme. Il n'avait donc rien trouver de mieux que de s'enticher d'une femme que l'on pouvait considéré comme tout aussi sale et malade que son ex-épouse ? Quand il pensait à Lucy, ce n'était pas une erreur qu'il voyait, une femme tentatrice et véreuse se délassant dans le stupre et l'abandon de son âme. Il y voyait toute la tristesse d'une vie brisée, d'un long combat contre la mort, jour après jour. Mais qu'est-ce qu'il lui faisait penser comme ça, exactement ? Avaient-ils pu partager de longues conversations philosophiques au coin du feu, dissertant romantiquement sur les idéaux d'une existence ? Non. Depuis qu'elle avait tenté de le remercier d'une passe, elle faisait parfois à manger dans la cave de son église, apprenant à lire grâce à lui. Que voyait-il donc en elle autre que sa beauté, ses longs cheveux roux, et cette fragilité féminine proche du cliché ? N'était-il pas juste sous son charme physique ? Que pouvait-il apprécier de son âme ? Au milieu de cette ruelle dégoûtante, proche de ces passes qui se déroulaient tout proches d'eux, l'orgeuilleux pasteur peinait à trouver des prétextes. Il se refusait à aimer un corps, une enveloppe charnelle; que cela fut l'animal affamé au fond de lui qui éveille son coeur à des envies peu chrétiennes.

Ce fut alors que Lucy reprit la parole, et que Jonathan osa enfin poser les yeux sur elle. Recevant une nouvelle fois tous ses remerciements d'un grand sourire, ce qui le toucha le plus au coeur, ce fut son prénom. Qu'elle prononçait peut-être pour l'une des premières fois, délaissant le Révérend. Presque toutes ses inquiétudes s'enfuirent alors, et le pasteur revint sur son petit nuage, appréciant presque la pénombre qui s'étendait sur eux comme le voile d'un secret. Mais quand la jeune femme se mit à rire à son invivation, Jonathan baissa doucement la tête, profondément gêné. Quand bien même il était content de pouvoir l'entendre rire avec une si grande liberté, elle qui venait de traverser une si lourde épreuve, Jonathan ne put s'empêcher d'être triste. Quel idée il avait eu de proposer à une prostituée de venir à un sermon. Comme si cela allait changer le cours de sa vie, lui donner de la Foi. Cela ne ferait que lui voler un temps supplémentaire pour dormir, pour travailler, pour survivre. Il serra les poings contre sa soutane, sur son ventre, la stature bien droite mais le menton baissé. Quel idiot il pouvait être parfois. Après tout, de moins en moins de personnes s'intéressait à Dieu, et aux grandes qualités d'esprit que pouvait apporter la croyance en une entité bienveillante. Croire ne nourrissait pas...

Jonathan s'apprêtait à remercier la demoiselle de son temps, d'excuser sa proposition et de repartir comme si de rien n'était, le coeur serré en une profonde douleur morne et intense... quand Lucy cessa de rire pour finalement sourire et lui répondre en bonne et due forme. Une excuse, et l'acceptation. S'il la voulait encore, elle serait présente. Jonathan ne comprit pas ce soudain revers, mais quand les yeux de Lucy se baissèrent vers son décolleté, le regard du pasteur descendit lentement à son tour. Ce qu'il entrevit le rendit alors si rouge et si mutique qu'il détourna la tête une nouvelle fois, complètement dépité par la situation. Emportée par toutes ses réflexions et ses questionnements intérieurs, il n'avait pas fait attention aux vêtements de la jeune femme, s'intéressant plus avant à son visage et à ses yeux qu'à son décolleté. Cet homme aurait pu faire tant de mal. Mais ce n'était peut-être pas la première fois que cela lui arrivait. Certainement pas, dans cet dangereuse ville qu'était Whitechapel. Il se souvint alors des bleus à ses poignets, quand elle était venue pour son cours de lecture. Une profonde envie de vomir le tint au corps, alors qu'il savait pertinemment que ce n'était en aucun cas sa faute. Lucy cachait de sa main les parties déchirés par l'agresseur, et quand elle lui adressa de nouveau la parole, Jonathan accepta de lui faire face à nouveau. Il fut incroyablement surpris de la voir si hésitante, inquiète et bredouillante... presque... comme lui. Soucieuse de faire les bonnes choses, de s'adapter dans ces situations auquel elle ne semblait rien y connaitre. Le pasteur fut touché de cet effort, où il n'y avait alors nul pointe de moqueries, mais une simple volonté de bien faire. Ses paroles décousues, allant dans tous les sens, consernant son apparence, firent sourire Jonathan avec une profonde bienveillance.

- Oh... vous savez... nous sommes à Whitechapel ici... les vêtements du dimanche sont souvent à peine plus décoré que les vêtements de tous les jours... votre...ro... robe verte pourrait très bien faire l'affaire.(s'inquiètant de comment cette réflexion pourrait être prise, il rajouta bien rapidement, les joues bien trop rouges:) C'est... c'est qu'elle.. vo...vous va trè...très... bien...

Il s'en souvenait. Elle lui allait tellement bien, se mariant à la couleur de ses cheveux avec une magnificence quasi-indécente. Sa femme aussi, portait souvent du vert. Un flash lui parvint alors à l'esprit, qui pourrait aussi bien lui profiter à lui qu'à elle. Mais la prostituée accepterait-elle... Fronçant les sourcils, il ne réfléchit qu'à la formulation de sa proposition afin de finalement demander timidement à la jeune femme:

- ...dans... dans le pire des cas... je peux vous inviter à mes appartements à la City et... je pourrais vous offrir une des anciennes robes de mon... ex-épouse ? Elle avait des goûts de luxe mais peut-être que vous en trouverez une à simplifier... il y en aura forcément pour vous, je n'en ai aucune utilité.

A cette dernière phrase, il eut un petit rire nerveux. En effet, il aurait été stupide de préciser que sa détestable femme n'avait pas eu le temps de récupérer ses affaires avant d'être envoyé à l'asile, où un simple vêtement de coton suffisait à habiller le péché et la honte. Rappeler à l'esprit de Lucy toute l'horreur qui avait entouré cet affaire, surtout en songeant à l'état dans lequel elle l'avait retrouvé, le gênait un peu. Il voulut alors lui présenter son bras, afin de l'emmener jusqu'à chez lui si elle acceptait l'entremise. L'idée lui vint alors aussitôt qu'ils allaient tous les deux devoir traverser tout Whitechapel dans cette composition, et qu'ils seraient forcément vu. Il priait pour que des rumeurs ne courent pas sur sa tête, et que l'on ne pense pas que le pasteur de St-Mary Matfelon, qui prônait l'Amour avec un grand A, se dévergondait auprès de prostituées depuis son divorce. Peut-être parviendrait-il à convaincre la jeune femme à passer par des petites ruelles, les fameux raccourcis qu'il se refusait à prendre à la tombée de la nuit afin de ne pas se mettre en danger ? Cela serait la plus raisonnable des situations. Il avait honte de lui-même, d'être ainsi réticent à se montrer avec la femme qu'il savait être une amie très importante à ses yeux. Mais encore une fois, en pur produit de son époque qu'il était, la réputation d'un homme avait son importance. Surtout quand l'on touchait à un domaine aussi sensible que la religion. Bien qu'il ne fut dominé par aucun autre ministère que lui-même, car les pasteurs ne feraient aucun cas des éclésiastes catholiques et du chef Suprême qu'était le pape, il avait tout de même un devoir envers le Seigneur et ses brebis. Malgré qu'il offrait son bras à la jeune et belle Lucy, Jonathan s'en voulait de se montrer aussi distant, gêné et maladroit. Ce n'était pas comme d'habitude, où il craignait à lui parler pour la simple raison qu'elle était du sexe opposé. C'était encore plus pernicieux que cela, déchiré entre sa réputation, ses espérences et ses doutes.

Néanmoins, il priait intérieurement qu'elle acceptat de le suivre. Auquel cas, Jonathan l'emmènerait à travers les plus petites ruelles de Whitechapel, où la lumière peine à toucher le sol. En toute sécurité, la protégeant de sa masse naturelle, il la guiderait jusqu'aux belles lumières de la City of London. Toutes les effusions de joies se déplaceraient vers les axes principaux et ils pourraient n'être aucunement embêté, quel que soit leurs rencontres. Au delà de Whitechapel, la vie s'éteignait au soir dans les beaux quartiers. Il l'emènerait jusqu'à l'endroit qui fut autrefois son chez-lui, bien qu'il fut administrativement toujours le sien. Tout cela, si elle acceptait son bras.

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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeJeu 7 Juin - 15:50



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

La maladresse de Lucy n’avait d’égale que son idiotie. Lorsque Jonathan courba la nuque sous son rire cristallin, la prostituée sentit son cœur se froisser, de honte et de chagrin. Comment osait-elle rire des égards d’un homme qui lui était si supérieur en tout ? Il disposait du droit d’écraser la sombre traînée qu’elle était sous un souverain mépris, et n’importe laquelle des brimades, remontrances ou humiliations qu’il aurait eu la fantaisie de lui administrer aurait reçu la bénédiction de la loi, divine ou terrestre. Comment osait-elle s’oublier au point de le railler, même avec tendresse ? On lui avait pourtant enseigné la suprématie de l’homme, et elle ne l’avait pas oublié. C’était l’homme, toujours, qui devait être le souverain, le maître incontesté et obéi, dans un simple ébat monnayé comme dans la sacralité du mariage. Lucy était trop peu éduquée pour chercher à contredire ce qu’on lui avait imposé comme une loi naturelle et inviolable, de même qu’elle était trop résignée et trop peu éclairée pour en comprendre l’injustice. Ce qu’elle retenait de tout cela, c’est que Jonathan était l’homme, était pasteur, était bourgeois, était vertueux. Lucy était femme, pauvre et prostituée. C’était lui le maître, et c’était elle qui se fourvoyait en l’oubliant. Mais pour la fille de joie, Jonathan était ange avant homme ; sanctifiant le moindre de ses gestes, sacralisant la moindre de ses décisions, elle paraissait aveugle à l’impureté de ses exactions terrestres qui, à l’instar de chaque homme, pouvaient le rendre orgueilleux, égoïste ou injuste. Non, décidément. L’avis du pasteur de Whitechapel était toujours le bon, empreint d’une justice, d’une douceur et d’un amour exemplaires. Lucy s’adonnait au blasphème en soumettant les décisions du ministre divin à son jugement à elle, vicié par le sceau noirâtre de ses péchés infernaux. Ses yeux clairs, égarés dans une béatitude toute céleste, cette voix divine, empreinte d’amour, faite pour les oraisons et les prêches ; l’humanité s’éclipsait devant ces dons, faisant de Jonathan un ange de rédemption, dont toute la souillure de Lucy et la crasse de Whitechapel ne parvenaient à maculer la blancheur.

L’humilité du pasteur ne ternissait pas l’éclat du hâlo divin qui ceignait sa tête blonde. Si la fille de joie ne comprenait pas cet excès d’égards envers elle, qui ne le méritait que si peu, cela ne redorait qu’un peu plus le piédestal d’angélisme sur lequel elle plaçait le Révérend Williams. Et, lorsque le pasteur, d’un geste instinctif, suivit le regard de Lucy qui se baissait vers la nudité de son corsage à demi-arraché, la honte s’accrut de le voir se détourner subitement, sa chasteté mise une fois de plus à l’épreuve devant la dépravée qu’il avait la bonté de traiter en amie. La jeune rousse réprima un juron en pensant à son imbécile d’agresseur qui lui déchirait une des deux seules robes qu’elle possédait, et qu’elle s’évertuait à recoudre à chaque accroc. Rabattant le lambeau du corsage qui pendait tristement, elle tâcha, avec un succès tout relatif, de le coincer dans le pli d’une de ses manches, vers l’aisselle, pour qu’au moins la pièce d’étoffe cache la naissance de sa gorge menue. Elle avait certes une drôle d’apparence ainsi, mais, à présent que la pudeur du regard d’azur clair était préservée et respectée, Jonathan pouvait de nouveau la regarder. Il eut un profond sourire devant les balbutiements et les hésitations de Lucy concernant son ignorance honteuse en matière de tenues dominicales, qui prouvait son absence totale de ferveur dans l’exercice de sa foi. Sans doute le renversement de la situation l’amusait ; c’était la prostituée qui se retrouvait gênée cette fois, embarrassée dans un protocole qu’elle ne connaissait que trop peu, pour l’avoir volontairement fui une majeure partie de sa vie.

Le pasteur était rassurant ; Whitechapel étant un des plus pauvres quartiers de Londres, peu de femmes avaient l’occasion d’étrenner une robe aux étoffes riches, dont l’usage serait uniquement réservé aux sermons dominicaux. Aussi, son autre robe, celle qui avait la même couleur vert d’eau que ses yeux, siérait, selon Jonathan, parfaitement bien à son prêche de demain. Sa timidité exacerbée le rattrapant, il sembla devoir se justifier du conseil qu’il avait apporté à la tenue de Lucy. Et, devant le compliment qui suivit, maladroit, balbutié et hésitant, ce fut à la fille de joie de sourire, profondément touchée de la délicatesse extrême que Jonathan s’évertuait toujours à utiliser lorsqu’il s’adressait à une prostituée. Lucy savait parfaitement qu’elle inspirait du désir aux hommes, puisqu’elle parvenait à subsister tant bien que mal grâce à ses charmes. Mais de mémoire, on ne lui avait jamais aussi directement fait comprendre qu’elle était jolie. Une prostituée n’était pas qualifiée de jolie. Le terme « jolie », la notion même de beauté, était réservée aux dames, aux femmes honnêtes, de celles que l’on pouvait regarder sans rougir, de celles avec qui il n’était pas honteux d’être vues. Et de nouveau, la rude fille des rues, la prostituée aguerrie qu’était Lucy, devint bredouillante d’émoi et de gêne devant le chaste et timide compliment d’un pasteur vierge rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux blonds :

- Oh…Très bien…Et bien…Euh…Merci…Merci beaucoup…

Ces biens piteux remerciements firent baisser les yeux de Lucy. Son talent pour l’éloquence, déjà pitoyable, s’anéantissait sous la caresse chaude de la voix du pasteur, qui égrenait la moindre de ses paroles avec la douceur qui seyait à sa nature, et que venait rehausser un léger accent. La fille de joie, n’ayant vu et connu du monde rien d’autre que Londres et sa campagne, ne pouvait deviner les origines écossaises du pasteur, que trahissaient ses intonations adorables qui rendaient son timbre si reconnaissable. Lorsque cette voix s’éleva de nouveau, semblant purifier l’air putride de la ruelle malfamée, Lucy passa par une foule d’émotions qui se succédèrent avec une violente rapidité. L’invitation du pasteur à son appartement fit tomber le cœur de la fille de joie dans sa poitrine ; ce cœur semblait soudain peser très lourd, figé par une émotion teinté d’une forme étrange de peur mêlée d’un plaisir étrange, frémissant d’un irrépressible désir d’acceptation, mais retenu par une pudeur effrayée qui lui glaçait le visage. Visiter le logis, le vrai logis de Jonathan ; rien ne plairait autant à Lucy ; mais les membres de la fille de joie se raidissaient soudain d’une peur presque religieuse de découvrir le quotidien du Révérend, et, ainsi, risquer de briser le piédestal sur lequel elle l’avait hissé, lui et l’auréole dont elle l’avait couronné.

Puis vint une nuée de sentiments étranges, diamétralement opposés, pourtant inextricablement liés, à l’évocation de l’ancienne épouse de Jonathan et d’une de ses robes qu’il parlait de lui offrir. La colère, comme chaque fois qu’il lui évoquait cette femme qu’elle ne connaissait pas. Une colère sourde, justifiée par le mal qu’elle avait fait à l’angélique pasteur. Colère justifiée qui s’exacerbait d’une jalousie, sentiment au fond duquel la justice et la logique n’avaient pas leur place. Humiliation aussi, de voir sa pauvreté mise à nu au point de se faire offrir les vêtements de l’infâme épouse rejetée. Et Lucy, malgré sa certitude profonde de l’honnêteté morale de Jonathan, de sa bonté sans limites, de sa droiture infaillible, ne put empêcher son esprit, quelques secondes durant, de se figurer qu’il avait pitié d’elle. La honte fut quasiment instantanée. Honte d’avoir pu imaginer quelque malice dans les bontés de Jonathan, immaculées du moindre vice, honte de cette ingratitude qui lui faisait s’offusquer d’un tel élan de générosité qu’elle n’aurait jamais pu espérer de la part d’un autre homme. Honte également lorsque l’image d’une femme sans visage, accroupie à même le sol au fond d’une petite cellule grise, vêtue d’une chemise blanche de laquelle se dégageaient ses pieds nus, semblait regarder Lucy virevolter au bras de Jonathan, dans une robe de soie noire à dentelles, tandis qu’immobile, elle laissait ses cheveux ternes et dénoués pendre tristement sur ses épaules. La fille de joie eut soudain l’atroce impression d’être un vautour, rôdant autour des vestiges de l’existence déchue d’une femme brisée.

Certes cette femme était détestable. Mais, abreuvée d’histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, Lucy, de nature bonne, ne souhaitait l’asile à personne, pas même à elle. Aussi la jugeait-elle déjà suffisamment punie sans lui ajouter l’outrage, même invisible pour elle, de piller sa garde-robe. Jonathan, avec toute la délicatesse qui le caractérisait, avait sans doute prévu le malaise qui planerait sur sa proposition. Aussi songea-t-il à dédramatiser la situation en expliquant que les goûts de son ancienne épouse étaient sans nul doute trop luxueux pour la simplicité coutumière de Lucy, mais qu’à présent, sa riche penderie ne lui servait nullement. Un rire gêné suivit ce qui aurait pu être une blague de mauvais goût dans la bouche d’un autre que Jonathan. Mais la fille de joie comprit que le pasteur cherchait à détendre l’atmosphère, comme pour dissimuler le geste dont il s’enhardissait.

Le Révérend Williams offrait son bras à Lucy. Son large avant-bras, recouvert du tissu noir qui l’engonçait quelque peu, se tenait à disposition de la volonté de la prostituée, dans toute la galanterie délicate que l’on offrait à une vraie dame. La curiosité insatiable envers tout ce qui concernait le mystérieux Jonathan, le plaisir incommensurable et les bienfaits de sa simple présence, avaient eu raison de Lucy à la seconde ou la proposition lui avait été faite, et ce malgré l’avalanche d’émotions contraires qui l’avait bouleversée. Mais ce bras tendu de noir, duquel sortait une large main au poing fermé, qui se présentait devant elle, ces yeux pleins d’humilité qui ne la regardait pas, donnèrent à Lucy l’envie de se jeter au cou du Révérend. Mais, jugeant avec sagesse qu’elle avait assez éprouvé sa timidité et sa pudeur pour ce soir, la fille de joie se contenta de le regarder d’un air attendri, un sourire niais naissant à ses lèvres, sans même qu’elle ne s’en rende compte. L’obscurité cachait les détails de son visage ; mais son auréole blonde de cheveux, qu’il soignait avec tant de dévotion, l’azur de son regard, la pureté de son sourire, dominaient ces ténèbres vaincus par cet angélisme humble et triomphant, à la pureté telle que la souillure ne la ternissait pas. Lucy regardait cette victoire de la vertu avec admiration. Elle, petite et sombre, se fondait dans les ténèbres, en fille du mal qu’elle était, s’acoquinant de la complicité secrète qu’ils procuraient, quand Jonathan leur opposait la béatitude désarmante de son regard occupé par le ciel et la blondeur féminine de ses cheveux.

La fille de joie le trouvait beau. L’indifférence totale qu’elle témoignait aux autres hommes, qu’elle classait en catégorie de clients, potentiels, réguliers ou exceptionnels, lui faisait trouver beau ce pasteur au physique étrange ; il avait les épaules si larges qu’elle pouvait se cacher toute entière sous son ombre, des mains immenses qui auraient pu lui briser l’échine d’une pression ; mais ses grands yeux bleus, pourtant, s’embrumaient lorsqu’il s’enhardissait à la regarder plus de quelques secondes, ses joues tapissées d’une abondante barbe blonde rougissaient au moindre sourire de la frêle petite créature qu’il aurait pu briser de ses doigts. L’inculte Lucy puisait une attraction divine, une admiration inexplicable, dans ces yeux humbles qui semblaient tout connaître, et qui pourtant avaient l’innocence encore pure de l’enfant qui ne sait pas le mal. La fille de joie se sentait à la fois frêle et bien inférieure à ce roc qu’elle s’imaginait pouvoir tout surmonter, tout en ayant la conviction de devoir protéger sa candeur d’enfant de la méchanceté des autres. Qu’importaient donc l’irrégularité de certains des traits de Jonathan, lorsqu’il portait le reflet du ciel dans les yeux ? Qu’importait l’immensité de sa taille, lorsqu’il baissait son visage rougissant d’une pudeur d’enfant ? Qu’importaient donc la largeur de ses paumes, lorsqu’il n’osait en effleurer Lucy qu’avec la peur de la casser ?

Emue plus que de raison pour un geste somme toute anodin, qu’une dame respectable se voyait offrir sans doute plusieurs fois par jour par des hommes divers, la fille de joie le regarda avec un léger sourire tremblotant. Ne désirant pas faire languir le pauvre pasteur, qui paraissait anxieux dans l’attente de la réponse de Lucy, elle se hâta d’articuler une réponse, qu’elle n’espérait ni trop sotte ni trop ingrate :

- Oh…C’est tellement généreux…Révérend…Je ne voudrais…pas…Enfin…Je ne voudrais pas abuser…de votre bonté…Vous savez…Vous avez déjà été tellement gentil…Mais cela me ferait tellement plaisir de…Enfin de voir ou vous…ou vous habitez…Je…J’accepte.

Soulagée enfin de l’avoir remerciée avec gratitude, à défaut d’avoir usé d’éloquence, Lucy baissa le regard vers le bras qui attendait toujours sagement dans la même position, que la fille de joie daigne se décider à en profiter ou non. Alors, sans plus de cérémonie, mais avec une lenteur démesurée, voulant goûter les délices de cette attention exquise qu’on offrait à la piètre femme qu’elle faisait, la prostituée glissa son bras blanc et à demi-nu sous le coude qu’avait plié le pasteur à son intention, posa sa main fraiche sur le velours de la manche qui recouvrait le large poignet, tâchant l’austérité noire du sacerdoce de la blancheur de ses doigts. La fille de joie dut lever la tête pour croiser le regard du pasteur et s’adresser à lui :

- Je suis prête.

Lucy exerça une légère pression sur l’avant-bras qui soutenait sa main, comme pour le rassurer, une invocation muette pour le tranquilliser et l’assurer de sa docilité en ce qui concernait sa décision. Elle avait accepté et attendait patiemment à présent que Jonathan ne pousse la hardiesse jusqu’à véritablement l’emmener chez elle, ou bien revienne sur sa décision, effrayé par sa propre témérité.


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Jonathan R. A. Williams
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeDim 1 Juil - 23:10



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Il était temps de quitter cet enfer de gris pavés, où s’écoulaient les souvenirs des discordances et les rêves de la société dépravée. Jonathan, tenant fermement sa dignité en croix sur son torse, n’en pouvait plus de respirer cet air vicié. Ses belles paroles ne valaient rien face à l’expérience même du terrain, et il se demandait encore s’il était digne de son propre message. En se voulant être de lumière venant apporter la bonne parole auprès du peuple, il se rendait bien compte de la distance qu’il mettait spontanément entre eux et lui, individu socialement avantagé par la naissance. Le pasteur ne s’estimait pas homme du peuple, et son orgueil le perdrait en son sein percé par la lance de la réalité. Bien évidemment, rien de tout ceci ne lui venait actuellement à l’esprit, bien trop heureux de pouvoir regarder -tant qu’il y eut un éclat de lumière se réfléchissant- la belle peau presque irréelle de Lucy. C’était un plaisir simple, qu’il tentait par dessus tout de garder sans arrière-pensée, comme observer un beau tableau de maître. En digne produit de son époque, galanterie exagéré par ses nombreuses lectures, Jonathan se fit une petite fierté que de proposer son bras à l’humble prostituée. Sa gestuelle restait gauche et maladroite, mais son regard embrumé par la gêne continuait de regarder quelque part entre les belles mèches entourant son doux visage… et ses pieds. Ce qui restait, vous me l’accorderez, une grande marge d’observation. Car au milieu de ces sombres veines fourbis d’odeur d’alcool et de rires gras, sa simple présence était une lumière.

Comment une jeune femme à l’apparat si fragile avait-elle réussi à garder cette empreinte de pureté au milieu des ténèbres ? L’était-elle vraiment, ou n’était-ce qu’un masque pour attirer de potentiels clients ? La supposition était accusatrice, mais la pensée de Jonathan véritablement inquiète. Il y avait de ces détails de santé auquel on ne pensait pas lorsque le cœur s’emballe. Dans le monde des âmes en sucre, la maladie n’existe pas, pas plus que la poussière sur les bibelots. Finalement, la douce le remercia avec une voix trébuchante qu’il ne lui reconnaissait toujours pas. Cela ne l’empêcha pas de sourire, soulagé. La jeune femme désirait voir où est-ce qu’il vivait, en savoir davantage sur lui encore que ce qu’elle avait déjà pu être témoin. Cela l’emplissait d’une telle chaleur à l’intérieur de son torse, ravissant son souffle. Il aurait souhaité pouvoir lui dire qu’il ne considérait déjà plus l’endroit où il allait l’emmener comme faisant parti d’un « chez-lui ». Il n’y avait que des mauvais souvenirs, et emporter Lucy à un tel endroit pourrait peut-être faire comme un baume réparateur, du moins y songea-t-il, un peu absent. Lorsqu’elle prit son bras, celui offert avec spontanéité, tout son corps ressentit ce courant électrique qui joua l’équilibre de son esprit à la roulette russe. Mais le saint pasteur tint bon, et sous sa main d’albâtre il se fit solide comme le socle qu’il souhaitait être pour elle. Cela fut difficile, tant il eut l’impression que tout son sang s’échappait de son membre. Tant d’émotions qui étreignait le tissu serré de sa sombre soutane. Un sourire timide en dessous d’un regard baissé vers le sol fut la seule chose qui se permit à la faible lumière du jour.

Jonathan entreprit alors le début de leur périple. La carte des quartiers n’était pas inscrit avec précision dans son esprit, aussi chercha-t-il parfois sa route, au carrefour d’une petite ruelle. Il espérait intérieurement qu’elle ne devine pas son astuce. Éviter savamment toutes les rues les plus bondés, ce n’était pas seulement une coquetterie pour préserver leur intimité. Plus que tout, le pasteur bien sous tout rapport avait peur des rumeurs. Ces dernières étaient souvent des moisissures s’accrochant à tout espace, s’arrachant de toutes les langues pour discourir le mépris dans les esprits. L’épisode de son divorce avait échauffé les lèvres pendant plusieurs semaines, l’année passé. Il ne souhaitait pas que cela se reproduise. D’héro bienveillant à mari indignement sali, que penseraient donc toutes ses fidèles brebis ? Si à l’aube de leurs oreilles venaient s’échouer l’information suivante : le brave pasteur de Whitechapel, si timide et si doux, prônant l’amour comme un drapeau universel, tenant au bras une vulgaire prostituée pour l’amener non à l’église mais bien dans son logis officiel, et ceci à la tombée de la nuit. Peu de gens connaissaient l’existence de sa petite cave, où il dormait autour de nouveaux souvenirs, des bons, principalement. De cette peur visée au plus profond de lui venait un dénominateur qu’il ignorait. Combien de gens pouvaient mettre un métier sur le visage de la douce qui l’accompagnait ? Il ne savait pas si les clients étaient du genre à se souvenir des têtes qu’ils mettaient sur leurs indécences, mais cette vague idée persistante le terrifiait. Assez pour se cacher dans l’ombre des hauts toits bancales de la cité des déchets. En prendrait-elle ombrage ou le comprendrait-elle, dans toute l’incroyable gentillesse dont elle faisait preuve à son égard ? C’était une autre des inquiétudes que le pasteur saignait à son corps, alors que tenant fermement sa jeune cavalière, ils se rapprochaient de la City. Oh, ils croisèrent bien quelques personnes, c’était inévitable. Mais Jonathan s’obligea à ne faire cas d’aucun contact visuel, par crainte d’y voir un salut ne lui étant pas dédié. Ressemblaient-ils donc à des voleurs s’enfuyant d’un quelconque délit ? A moins qu’ils n’eussent ressembler à des amants timides n’osant se présenter ensemble, rasant les murs sans vouloir être vu. Comme si malgré leurs bras s’enlaçant, ils étaient des étrangers l’un pour l’autre au milieu des autres.

Arrivé au quartier du bel argent, Jonathan se permit des ruelles plus larges. Les lampadaires les éclairaient d’une douce lueur diffuse. Son appartement tout en hauteur ne se trouvait pas dans une des ruelles les plus prisés des promenades, par chance. Le pasteur songea naïvement que personne parmi ces personnes chanceuses, aucun de ces bourgeois n’auraient pu s’encanailler auprès des filles de joie. Personne pour la reconnaître, quand bien même ses vêtements ne faisaient que trahir son appartenance. Pourtant, Jonathan avait un peu honte de l’admettre, mais il aimait beaucoup cette robe. Éliminée par le temps et l’usage, d’une couleur certes sans éclat, mais son tissu terne rendait à merveilles les brillances de sa chevelure de feu. Le pasteur n’aurait pas souhaité qu’il en fut autrement.

Ce fut un intense soulagement, proportionnel à son soupir, lorsque Jonathan poussa la porte de son appartement. Il alluma la lumière du hall, celle-ci clignota quelque peu avant de se stabiliser. Cela devait bien faire des mois à présent qu’il n’était pas venu dans ce lieu. Des toiles d’araignées avaient commencé leur ouvrage au plafond et de la poussière s’étalait sur les beaux meubles en bois vernis du petit salon. Tout restait relativement bien rangé, Jonathan ayant nettoyé les lieux après avoir eu confirmation du débat définitif de son ex-femme. Peut-être restait-il encore un balai quelque part posé contre un mur, servant d’habitat à quelques petites bestioles à huit pattes, indiscernables. Entrant dans cet endroit empli de mauvaises énergies, le pasteur toussa un peu, gêné. Après s’être avancé un peu au milieu du salon, il éternua bruyamment ; la poussière lui était monté jusqu’au nez. Jonathan n’avait pas grand-chose à dire au sujet de ce salon. Spacieuse et d’un bois peint en blanc, un chandelier en bronze faisait décoration à côté d’un miroir de moyenne facture, le tout sur un mobilier de chêne faisant face à un canapé de velours, à côté d’une bibliothèque fort remplie. Même du temps de son mariage, il n’avait été particulièrement riche et son habitat faisait masque d’aisance. Pour quelqu’un comme Lucy, cela devait être la quintessence de l’architecture sublimée. Mais il se souvenait encore des nombreuses critiques de son ex-femme qui l’injuriait d’être une telle honte pour elle. Que cet appartement miteux ne valait pas ceux de ses amies du même rang qu’eux. Elle lui en voulait à tout heure et le considérait comme une punition que ses parents lui infligeaient pour avoir eu des mœurs trop légères. Regarder ce décor en silence lui faisait remonter tant d’âpres souvenirs, qu’au bout de quelques minutes de malaise évident, Jonathan toussota un peu et montra un escalier en colimaçon, de blanc pareil boisé.  

- Si… vous voulez bien me suivre…

De cette phrase quelque peu pompeuse et maladroite, tel un maître d’hôtel, le pasteur ouvrit la marche et monta jusqu’à l’ancienne chambre maritale. Il n’y avait plus dormi depuis longtemps, étant rapidement passé au velours du canapé. Au moins tenait-il largement plus chaud que son ex-femme. La chambre était de la taille de sa cave, et sentait l’humidité. Les tissus était pourtant bien beau et bien pliés sur le grand lit. On pouvait même dire qu’il y faisait froid. Cela pouvait simplement s’expliquer par le fait qu’ils se trouvaient proche du toit, où quelques tuiles mal gondées laissaient s’échapper des gouttes de pluie. Mais Jonathan ne put que pousser un profond soupir. Il était évident qu’il ne vivait plus ici depuis des mois, et dans son coeur, il se disait bien n’y avoir jamais vraiment vécu. S’approchant d’une immense armoire en un beau bois, le pasteur en ouvrit les battants et entreprit un nouvel éternuement. La poussière qui s’était accumulée dans les affaires de Juliette s’élevaient avec le courant d’air occasionné. Jonathan se rendit alors bien vite compte que les robes sentaient également l’humidité. Il s’en voulut de ne pas avoir penser à cette possibilité, mais jamais auparavant il n’aurait songé offrir l’une d’elle à son amie. Finalement, il se décala et montra le contenu de l’armoire pour dire en souriant :

- Voilà… vous pouvez prendre ce que vous voulez… si vous avez besoin de quoique ce soit, pas uniquement de robe… enfin… je veux dire… si vous avez besoin de chemise de nuit, ou de draps…

Il rougit intensément, lui qui avait réussi à retrouver une belle peau blanche après leur petite promenade. Dans l’armoire, l’on pouvait y trouver toutes les affaires de son ex-épouse, les siennes ayant déjà fait le chemin jusqu’à la cave de St-Mary Matefelon. Cela consistait en des robes de plus ou moins bonnes qualités, des chemises de nuits -certaines en belle dentelles, des draps de différentes couleurs pour le lit, mais aussi ses anciens sous-vêtements. Tout pour faire le trousseau parfait d’une nouvelle jeune épouse. Autant dire que cela n’intéressait pas Jonathan de garder tout ça ; s’il n’avait pas encore tout donner à une œuvre de charité, c’était uniquement pour ne pas avoir à refaire face à ces vieux souvenirs. Avec Lucy, il n’était plus seul face à tout cela, et au final il faisait également une bonne action.

- Je peux descendre voir s’il reste un peu de thé dans les placards...? Après tout ce qu’il s’est... passé ce soir, je pense que nous en aurions bien besoin. Cela vous donnera le temps de réfléchir et… d’essayer si quelque chose vous plait...

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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeLun 9 Juil - 16:30



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Lucy crut percevoir un tressaillement imperceptible du pasteur sous la fragilité de sa main blanche. Aussi léger qu’un bruissement de feuille, la prostituée aurait pu imaginer ce frisson exquis, que la brièveté rendait irréel. La haute stature avait repris sa droiture de roc solide, son apparence de rempart invincible contre les maux terrestres qui semblaient s’être réunis sur l’asphalte de Whitechapel. Seul son regard, baissé avec pudeur sur les pavés infernaux, seul ce sourire timide d’adolescent prude, accusaient la vulnérabilité de l’homme, qui, parfois, souvent en compagnie de Lucy, reprenait le dessus sur le pasteur détaché des péchés du monde.

Le Révérend fit le pas que la fille de joie désirait avec tant d’ardeur ; il franchissait là la dernière étape de la difficile aventure qu’il s’était si hardiment imposée ; inviter une femme –une prostituée-, au sein du lieu qui avait abrité sa situation maritale qui avait tourné à la catastrophe. Et Lucy, attendrie plus que de raison, surestimant sans doute la hauteur du sacrifice que Jonathan s’imposait en superposant une nouvelle femme sur les vestiges délabrés de l’ancienne relation qui lui avait brisé le cœur, calqua ses pas sur les siens.

Le périple débuta, sombre et tortueux. Jonathan avançait avec une lenteur délicate, conscient de ne pas pouvoir infliger aux frêles jambes de Lucy la cadence que sa haute silhouette pouvait s’imposer. La fille de joie ne semblait plus voir les ruelles encrassées, cette fange coutumière des bas-fonds dont les chétifs et rares lampadaires suffisaient à éclairer l’ordure. Le Révérend Williams, homme du jour et de la lumière, se tirait étonnamment bien de l’inextricable bourbier que formaient les ruelles entremêlées de Whitechapel. Seules, parfois, de brèves haltes de quelques secondes à une intersection prouvaient son hésitation ; mais, avec une certaine témérité, il avançait, sûr de lui, dans les méandres ténébreuses d’un quartier qu’il connaissait uniquement sous la lueur du soleil. Car l’enfant de la lune qu’était Lucy savait bien à quel point un quartier devenait méconnaissable selon l’astre qui l’éclairait ; après plusieurs années à officier de nuit dans les tréfonds de cet enfer, il lui était arrivé, les rares fois où elle se voyait contrainte de sortir le jour, de ne pas reconnaitre une rue qu’elle avait traversé la veille.

Lucy regardait le roc sur lequel elle s’appuyait, une étincelle de plus dans ses yeux d’azur délavé par la misère. Dans l’idolâtrie quelque peu païenne que la prostituée vouait à Jonathan, elle lui conférait d’emblée, de par son statut d’homme aisé, une candeur fragile devant les déboires de la rue. Cette déduction hâtive ne rabaissait pas l’homme d’église. Bien au contraire, cette innocence du vice ajoutait à l’angélisme dont elle l’auréolait, lui octroyant cette irréalité céleste qui le rendait inaccessible. Mais, le voir maître d’une situation qui aurait dû, de par sa classe sociale et son métier, le dépasser complètement, lui concédait une qualité plus terrestre, de celles qui faisaient frissonner Lucy dans sa chair. Sa poitrine menue se gonfla d’orgueil tandis qu’elle serrait plus fort le bras qui la guidait dans le labyrinthe infernal qu’était Whitechapel. La virilité instinctive, naturelle à l’homme, ressurgissait dans cette confiance qu’elle ne lui connaissait pas, dans cette autorité muette dans les trajectoires qu’il décidait avec quelques secondes d’hésitation. Et Lucy, pleine de cette fierté toute féminine de sentir la force d’un homme à son bras, s’y accrochait avec délices, aussi émue que si elle s’était trouvée au bras d’un prince.

Pourtant la fille de joie n’était pas dupe ; elle savait bien pourquoi Jonathan n’empruntait pas les grands axes, pourtant plus sûrs et plus éclairés. Mais Lucy était une grande fille coutumière de la dure réalité ; il ne fallait pas que l’on voit un pasteur divorcé en compagnie d’une prostituée. Elle-même, par délicatesse envers lui, en aurait sans doute fait de même. Il lui suffisait de savoir que lui, en son for intérieur, n’avait pas honte d’elle.

Mais, lentement, Whitechapel et ses cauchemars s’éloignait. Le sombre quartier planait derrière eux, comme une menace latente, qui, pourtant, reculait à chacun de leurs pas. Les pavés s’éclaircissaient sous la lumière des nombreux lampadaires qui florissaient dans le quartier bourgeois que Lucy et Jonathan atteignaient. Le pasteur osait à présent guider la fille de joie vers des ruelles plus larges. Sans doute songeait-il, et avec raison, que la clientèle de la prostituée n’habitait pas ce quartier. La rousse officiait à Whitechapel, et ses habitants, ouvriers et petits artisans, étaient son gagne-pain. Il paraissait invraisemblable qu’un bourgeois des beaux quartiers aille risquer de se faire arracher sa bourse ou couper la gorge pour s’acoquiner avec une catin de bas étage.

Lucy, silencieuse, s’émerveillait comme une enfant de ces belles rues très propres, de ces charmantes maisons, du silence apaisant de cette nuit baignée par ces lumières artificielles qui semblaient être de la magie. Lorsqu’ils pénétrèrent dans un bel immeuble, le cœur de la prostituée manqua un battement ; elle allait découvrir l’appartement du pasteur. Elle qui l’avait si ardemment souhaité, se retrouvait devant la porte avec une indicible angoisse, un trac inexplicable qui la clouait sur le seuil. Heureusement, Jonathan, une fois de plus, prit les devants, et, lorsqu’il ouvrit la porte, le soupir qu’il laissa échapper prouva à Lucy la réciprocité de leur angoisse. Une fois qu’une de ces lumières factices fut allumée par la main du pasteur, une de ces lueurs automatiques qui la fascinait tant, la fille de joie eut enfin sous les yeux le lieu de vie du pasteur auquel elle accordait toute sa vénération.

La fille de joie ouvrit tout rond ses yeux de miséreuse devant le plus grand et le plus bel appartement qu’elle ait jamais vu. Une pièce s’étalait devant elle, immense, encore vaste malgré les meubles imposants qui l’habillait. Ces meubles, qui semblaient avoir été saupoudrés d’une fiche couche de poussière, ne perdaient rien de leur magnificence ; et Lucy devait avoir l’air bien bête, hébétée devant la qualité de ce bois presque ostentatoire de brillance et d’arabesques ouvragés. La prostituée ne s’attendait pas à tout cela ; comment une pauvresse qui n’a rien connu d’autre que la campagne et la rue pourrait-elle se figurer la richesse ? Elle la découvrait ici, dans ces meubles de bois, dans cette pièce où elle se sentait si petite, dans cette bibliothèque garnie dont le moindre volume aurait assuré sa subsistance des semaines durant. Un étrange malaise la saisissait devant ce luxe que dans ses rêves les plus fous elle n’aurait jamais pu espérer frôler. Sans pouvoir l’exprimer de manière précise, elle avait la sensation floue d’être de trop dans ces belles choses, de salir par sa présence de parasite ces objets de beauté et de luxe qui étaient l’apanage d’une élite dont elle serait toujours la bête noire.

Lorsque Jonathan toussota, voulant sans doute l’interpeller avec délicatesse, Lucy sortit de sa morne rêverie pour le regarder. Comme cela lui arrivait parfois, elle ne le comprit pas ; apprendre à courber l’échine sous le mépris et la violence n’est pas chose aisée ; mais une fois coutumière de la haine, des insultes et du rejet, la bonté soudaine, gratuite, devient suspecte et incompréhensible. A présent elle avait confiance en Jonathan ; mais parfois cette bonté spontanée lui échappait. Elle n’y trouvait aucun sens, et ce sentiment était renforcé devant cet appartement sublime au sein duquel sa petite personne défavorisée n’aurait jamais dû mettre un orteil. La fille de joie offrit un petit sourire triste au pasteur, tandis qu’il l’invitait à monter l’escalier, avec la révérence à la limite de l’obséquiosité que l’on donne à une duchesse. Loin d’elle l’idée de paraître ingrate. Mais toute cette situation, sans trop qu’elle sache réellement pourquoi, la rendait mélancolique.

La situation ne s’arrangea pas lorsque Lucy pénétra dans ce qui avait été la chambre nuptiale de Jonathan et de son ex-femme. Et, devant cet immense lit qui semblait de plumes, devant la finesse des tissus, devant la largeur de la pièce qui avait accueilli son ancienne union, la fille de joie, qui pourtant n’attendait rien de Jonathan, se trouva bien stupide. Jamais la pauvresse qu’elle était, déguenillée, remontant ses jupes sans âge pour quelques piécettes qui n’auraient pas même suffit à payer la moindre petite cuillère de cet appartement, ne serait la bienvenue dans ce monde-là. Jamais elle ne pourrait rivaliser avec le fantôme de cette femme qui avait dormi entre ces draps de satin, qui avait déambulé en maîtresse de maison dans ces vastes pièces, et qui avait soigneusement rangé ses robes de soie, ses gants, ses chapeaux et sa lingerie dans la magnifique armoire qui trônait au milieu de la chambre. Ou la mènerait donc ces rêveries sans fondement, elle qui s’était toujours promis la plus honnête des lucidités concernant l’avenir de sa misère ? Elle regarda le pasteur, qui l’invitait à faire son choix devant l’armoire remplie. Il souriait, sa bienveillance coutumière illuminant son regard. Le sourire de Jonathan l’entrainerait-elle vers une chute inéluctable ? Avait-elle eu tort de s’engouffrer dans le délice trompeur des sentiments, des espoirs et des rêves ? Avec la résignation, on ne s’attendait à rien ; la déception était exclue, aucune déchéance brutale ne survenait d’une espérance avortée, d’un sentiment dévastateur ou d’un rêve qui s’achevait.

Mais les sombres idées de résignation de Lucy ne pouvaient décidément rien contre le sourire de Jonathan, ni contre cette timidité désarmante qui faisait rougir cette homme immense, planté devant l’armoire de son ex-femme. Le Révérend, l’homme de Dieu semblait présent à chaque seconde, combattant les ténèbres des âmes par la candeur de son sourire, apportant la lumière par l’azur de son regard et par délicatesse maladroite de ses agissements. Les sombres pensées de la fille de joie furent vaincues par ce visage gêné, aux joues duquel montait un afflux de sang qui rosissait les pommettes. Lucy eut un franc sourire, se décidant enfin à jeter un œil au contenu de l’armoire. La fille de joie, que la fatigue, les émotions et la faim rendaient nerveuse à l’extrême, hésita entre rire ou pleurer. Les robes étaient magnifiques ; la moindre chemise de nuit aurait largement acheté ce qu’elle portait sur le dos. Mais c’est la magnificence même de ces vêtements, à la limite de l’ostentation, qui auraient rendu la prostituée de Whitechapel ridicule si elle avait l’outrecuidance de les porter ; les couleurs étaient splendides, vives, éclatantes ;  bien trop pour la vie de misère et délictuelle de Lucy, qui aurait tôt fait de se faire remarquer avec ces teintes de lilas délicat, de jaune pastel ou de rose délicat ; tandis ces soies, ces mousselines et ces dentelles paraissaient si fluides et si délicates que la fille de joie commettrait un blasphème en les faisant traîner sur le pavé miteux de Whitechapel. Enfin, pour parachever le tableau de cette sublime penderie, les robes, en plus d’être éclatantes, étaient agrémentées de nombreuses dentelles, volants et colifichets divers, qui auraient donné à la pauvre Lucy un air stupide.

La fille de joie cherchait une manière délicate, un prétexte pour décliner ces tissus bien trop beaux pour elle, lorsque, soudain, une ombre noire, discrète, attira son attention au fond de la penderie. Une robe en serge noire, toute simple, dénuée de volants et de fanfreluches, était tapie derrière ses criardes comparses. Lucy comprit soudain l’austérité de ce seul vêtement, au milieu de cet amas de dentelles et de soies pastel. Toute femme comme il faut se devait d’avoir une tenue de deuil. Et cette robe, de par la modestie de son tissu, de par la simplicité de sa coupe et l’austérité de sa couleur, semblait parfaite à Lucy. Sans oser tendre la main pour saisir le vêtement, la jeune femme, hésitante, légèrement mal à l’aise elle aussi, bredouilla :

- Je…je peux prendre celle-ci, Rév…Jonathan ? Les autres sont très, très belles mais trop…trop voyantes…

Lucy s’efforçait de se corriger de cet excès de respect qu’elle portait au pasteur. Il l’avait déjà invité plusieurs fois à l’appeler par son prénom, et, sur son visage si expressif, la fille de joie devinait sans peine qu’il préférait cela aux « Révérend » dont elle l’assommait chaque fois qu’elle voulait être polie. Mais ce tendre pasteur, qui avait l’insupportable manie de ne pas tenir en place, offrait déjà de descendre et de la laisser seule, pour farfouiller les placards à la recherche de thé. Ce prétexte était également un délicat moyen de la laisser essayer seule un vêtement. Cet égard envers elle, une prostituée impudique, qui avait laissé glisser sa chemise devant lui lors de leur première rencontre, la fit sourire. Sourire qui disparut en regardant la robe de plus près. Elle était de tenue modeste, certes ; mais elle faisait partie de ces robes qui sont d’une complexité savante à enfiler ; Car à côté de la robe en elle-même, trônaient les sous-vêtements qui s’y associaient, jupe de dessous, jupon destiné à donner de l’ampleur au vêtement. Lucy pâlit en voyant le petit corset noir qui accompagnait la robe.  Allait-elle réellement devoir sangler sa poitrine frêle dans cet instrument de torture ? Lucy, soudainement affolée, stupidement apeurée par l’inconnue de ce tas de vêtements, jeta un regard perdu à Jonathan. Une paire de bas, une chemise et une robe suffisaient à habiller la prostituée. Alors, devant les jarretières, les jupons, le corset, les lacets et les rubans en tout genre à nouer, la fille de joie se sentit idiote, impuissante et perdue. Alors, comme le Révérend allait s’en aller, la rousse le retint en lui prenant le poignet, lui désignant l’amas de petits tissus noirs qui accompagnaient la robe, d’un air avouant son ignorance totale :

- Non…S’il vous plaît restez…Est-ce qu’il faut que je…Enfin…Je dois mettre tout ça ?

Et elle lui jeta un regard tellement consterné et désolé, qu’elle ne serait pas étonnée s’il venait à lui éclater de rire au visage. Une femme de vingt-cinq ans, si pauvre et si perdue dans le chemin de la bonne société victorienne qu’elle ne savait pas même se vêtir convenablement. C’était triste à pleurer. Un homme, même bourgeois et bien né, s’y connaissait-il mieux qu’elle en matière de mode féminine ? Lucy espérait ardemment que oui, ou qu’en tout cas, il soit plus dégourdi qu’elle en la matière.

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Jonathan R. A. Williams
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MessageSujet: Re: Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan] Un ange foule les pavés de l'Enfer  [Jonathan] Icon_minitimeJeu 26 Juil - 0:52



Un ange foule les pavés de l’Enfer

« Printemps 1891 »

Ruelles de Whitechapel

Un frisson parcourut l'échine du pasteur. Cet endroit était rempli de mauvais souvenirs, froid et vide de sens. Même s'il n'y avait concrètement pas assez de souvenirs en six ans pour en faire une pièce interdite. Jonathan avait rapidement fait son chemin jusqu'au canapé, chacun des bouts de ce dernier constituant sa chambre. Mais ce n'était pas une faiblesse dont il ferait part à sa jeune invité, souhaitant qu'elle prenne place dans ce lieu avec toute la fierté et la constance d'une femme honnête. Observant les mains blanches et graciles de Lucy s'emparer des étoffes avec une timidité non-feinte, Jonathan souhaitait disparaître dans un petit trou de souris: reprendre l'escalier et aller faire du thé comme le simple hyper-actif qu'il pouvait être. Il n'avait rien à faire dans ces affaires de femme. Les vêtements, il ne s'y connaissait absolument pas. Un homme n'a pas besoin de s'y connaître. Un pasteur encore moins. Une soutane vous habillait pour n'importe quel saison. En civil, un simple pantalon noir, une chemise blanche et un petit veston était du plus bel effet. Il n'enviait pas les femmes qui se perdaient dans la complexité du bon goût, et avait toujours trouvé les parures de son ex-épouse bien trop voyante -quand bien même il avait tenté d'acheter son amour en lui offrant les robes les plus frivoles comme à son goût.

Quand Lucy l'interrompit dans sa fuite pour lui parler de la robe qu'elle avait trouvé, Jonathan lui sourit bien timidement. Il n'était pas sans savoir que la bien grande majorité de ces robes ne lui conviendrait pas. C'était bien de la naïveté de sa part que d'avoir penser le contraire. Mais le vêtement qu'elle lui montra était en effet tout le contraire de la frivolité. Une robe de deuil, sobre et délicate. Ne manquant certes pas de parures, car on parlait ici d'un femme qui voulait pouvoir parader même en Enfer, mais à milles lieux des dentelles précédentes. Ravi qu'elle est pu trouver son bonheur, le pasteur s'apprêtait à repartir dans le sens inverse, descendre une bonne fois pour toute cette escalier. Il serait cruellement indécent de lui imposer sa présence alors qu'elle aurait pu vouloir essayer son cadeau. Sa main se posait déjà sur les battants de la porte quand Lucy lui saisit le poignet, le tenant fermement pour qu'il ne s'échappe pas. Jonathan déglutit, ne s'attendant pas à cela. Une bouffée de chaleur le prit au cou et fit rougir ses joues. Mais la demoiselle repartait déjà de l'autre côté du lit et montra tout ce qui accompagnait la robe. Gêné, son regard fuyait de tout côté: que pouvait-il bien savoir de tout cela ? Il n'avait jamais aidé son ancienne femme à s'habiller, n'ayant en aucun cas le droit de la toucher.

Mais elle le suppliait du regard, semblant se refuser à un mutisme précaire. Jonathan n'avait pas le droit de ne pas répondre, pourtant ses mains se pliant dans tous les sens était bien la preuve qu'il ne savait pas quoi dire. Il haussa les épaules presque nerveusement.

- Je... je n'en sais pas plus... que vous.... je suppose que non... enfin, beaucoup de ces choses doivent être superflu... les rubans, les... tout ça. Enfin, je ne veux pas que dire que tout est superflu ! Je... oh...

Les jarretières étaient bien inadéquats pour une telle tenue, mais les sous-vêtements en générale n'étaient pas quelque chose d'inutile. Toutes ces pensées parasites perturbaient sa réflexion et l'empêcher de venir en aide à son amie. Il était trop empêtré dans ces imageries coquines que dévoilait sans le vouloir la jeune prostitué. Le fait d'être seul avec elle dans une ancienne chambre maritale, aux draps blancs et propres, comme seuls au milieu de l'univers et sans la pression de l'église du Christ au dessus de leurs têtes... tout cela arrangeait peu les émotions de Jonathan qui se mettait à parler à tort et à travers. Il ne savait plus quoi dire à présent, tout penaud de sa gêne si enfantine. Un homme de la trentaine ne devait plus rougir comme un adolescent quand on lui parlait de dessous féminins. Même un prêtre agissait avec plus de virilité. Prenant une profonde respiration, il tentait de chasser les folles idées de son esprit.

- Vous n'avez... pas besoin de corset... vous avez... êtes déjà si fine... et pour le reste... Ne vous embêtez pas avec tout ça, vraiment. Un jupon peut aider à .... sou...souligner vos hanches... sinon... je... il est vrai que mon ex-femme se payait une servante pour l'aider à se préparer tellement elle aimait se pavaner comme une idiote dans ce genre de... mascarade.

Il soupira profondément, détournant le regard. Le pasteur n'aimait certes pas l'extravagance passé de cette folle, mais ne voulait pas que Lucy croit qu'il l'ait mené devant une impasse pour le plaisir de se plaindre. Il avait voulu l'emmener ici pour lui faire un cadeau, pour au final ne se retrouver qu'en face de pommes empoisonnés. Son côté prude l'empêchait de se proposer pour l'aider à s'habiller. A quoi bon servait-il ? Peiné de sa propre incompétence, il fit:

- Je comprendrais si aucune des robes qui sont ici ne vous intéressent. Je ne les aimais pas particulièrement non plus, même si je pensais qu'elles vous iraient très bien... je pensais juste que vous auriez pu en retirer le plus gros pour les adapter à votre goût. Comme je vous le disais, il y a beaucoup de superflu. Je... je vous fais confiance. Veuillez m'excuser.

Maladroit, il s'inclina légèrement, avec un sourire sincère mais timide. Avant de véritablement descendre les escaliers pour faire le fameux thé. Tant pis si elle lui criait après depuis l'étage. Il avait l'habitude et savait que les voix portaient bien. Jonathan s'en voulait d'avoir voulu bien faire mais d'être aussi idiot. Revenant à la cuisine, un nouveau frisson lui parcourut le dos. Il n'y avait aucun courant d'air dans cet appartement fantôme, mais il était gelé comme en pleine hiver. La sensation de ne pas être chez soi, bien que l'endroit fut à son nom. Trouvant du thé séchant dans un compartiment à cet effet -pour le long terme, il n'aimait pas encombrer sa cave sacerdotale de ce genre de chose, Jonathan s'empressa de faire chauffer de l'eau, et se réchauffait péniblement à la flamme. Il regrettait pourtant bien vite de ne pas être rester auprès de la demoiselle. Sa lâcheté compromettait toujours tout. Seul dans ce lieu qui lui rappelait bien plus de souvenirs qu'une chambre jamais occupée, Jonathan se frottait les bras pour ne pas avoir trop froid. Il aurait pu être en sa compagnie, lui tourner le dos pendant qu'elle se changeait et rire ensemble de leurs gênes mutuelles. Peut-être aurait-elle alors fait un nouveau pas vers lui.

Mais depuis quelques temps, Lucy faisait preuve d'une distance sage, à l'image de la sienne. Si douce, à qui on aurait donné le bon dieu sans confession. Qui aurait pu croire à une vile prostituée des bas-fonds se mêlant à la pègre et se laissant dévorer par les mâles. Faire cet opposition dans sa tête, lui qui avait le ventre vide et la tristesse au coeur, lui donnait envie de vomir -une fois de plus. Comme il pouvait être bête. Aimait-il tant les romans de gare à l'eau de rose, pour ainsi se complaire dans la complexité d'une relation impossible, aux potentiels ébats sans aucun lendemain et aux dramatiques conséquences de la pauvreté ? Il laissa l'eau bouillir, jusqu'à pouvoir remplir les deux tasses orphelines, prenant une profonde respiration. Voilà bien que ses idées d'abstinence avant le mariage mettre à rude épreuve son corps engoncé dans l'habit noir de la bien-pensance.
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Un ange foule les pavés de l'Enfer [Jonathan]

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