Maison Hamilton, 1892Craignant d’une manière presque exagérée l’arrivée de son domestique, madame Hamilton s’était précipitée vers la porte close de la salle de bain dès que la plomberie avait grincé. Elle y avait ensuite posé les paumes de ses mains, s’imaginant peut-être que le poids de son corps bloquerait l’ouverture de celle-ci dans le cas où Ewen aurait eu l’idée de la rejoindre. Cette crainte était ridicule en soi; Richard lui-même n’osait ouvrir la porte de la salle de bain lorsque Clara se trouvait de l’autre côté… N’aurait-il pas été déplacé pour le jeune homme de prétendre pouvoir faire ce que son mari se refusait et s’interdisait?
Tout comme il aurait été déplacé pour lui de laisser une passion incontrôlée et condamnable enflammer son corps et celui de l’épouse de son maître?
Clara secoua vivement la tête pour effacer les images mentales de la veille qui éveillaient malgré elle les sensations bien réelles qu’Ewen lui avait fait ressentir et apposa son front sur le bois de la porte. Le jeune homme l’interpela soudainement, la faisant immédiatement sursauter. Aussitôt, Clara sentit ses joues rougir, presque gênée à l’idée qu’Ewen puisse savoir qu’elle se trouvait juste de l’autre côté de la porte, à repenser à leurs brèves étreintes, et pas plus loin dans la salle de bain à préparer sa toilette. N’osant bouger de peur de lui révéler sa présence, madame Hamilton se mordit l’intérieur des lèvres et attendit un moment avant de répondre, espérant ainsi lui faire croire qu’elle venait d’approcher : «
Oui, merci! », dit-elle d’une voix forte qu’elle aurait souhaitée douce et chantante, mais qui était plutôt enrouée et légèrement tremblante.
Dans ses prières silencieuses, mais baignées de larmes, qui l’avaient accompagnée jusqu’au sommeil tant espéré, la jeune femme avait souhaité s’éveiller au matin et réaliser que les vingt-quatre dernières heures n’avaient été qu’un rêve… Qu’elle ouvrirait les yeux sur le plafond de la chambre qu’elle occupait, seule, depuis l’arrive des Hamilton en Angleterre… Qu’elle descendrait rejoindre Richard pour un petit-déjeuner silencieux et qu’après qu’il se soit mis au travail, qu’elle rejoindrait son atelier… Que leur vie sans histoire se poursuive, tout simplement…
Clara baissa les yeux sur ses pieds, luttant contre l’envie d’ouvrir la porte avant que son domestique ne se soit éloigné au rez-de-chaussée pour aller lui chercher des serviettes chaudes. La voix de celui-ci s’éleva à nouveau, cette fois pour lui annoncer qu’il lui préparerait à manger, lui révélant, par le fait même, sa position. Ewen se trouvait toujours de l’autre côté de la porte, à quelques centimètres seulement d’elle…
Doucement, madame Hamilton laissa ses paumes glisser sur le bois de la porte, le caressant presque, résistant de plus en plus difficilement à la tentation de poser son regard sur son domestique qui s’intensifiait de manière exponentielle. L’une de ses mains rejoint même la poignée, mais un élan de volonté surprenant réussit à la faire reculer subitement, comme si elle s’était brûlée; si Clara voulait réussir à oublier cette attirance malsaine pour l’ancien prisonnier, elle devait reprendre le rôle qui était le sien, soit celui de maitresse uniquement.
«
Merci, Ewen! », répondit-elle finalement, d’une voix qui se voulait sans émotion, digne d’une réponse courte et mécanique adressée à un serviteur.
***
Clara passa une éternité dans la salle de bain, repoussant le moment où elle devrait sortir de ce cocon humide et sécurisant pour affronter la présence de l’Irlandais. Les serviettes chaudes promises avaient été laissées de l’autre côté de la porte et elle en avait pris possession pendant que son domestique s’affairait en cuisine à lui préparer à manger. Elles étaient fraiches au moment où elle les enroula autour de son corps pour absorber l’eau du bain qui perlait sur sa peau…
Elle mangea parce qu’il le fallait et que son estomac criait famine, peu sensible aux émotions contradictoires ressenties dans tout le reste de son corps, mais elle le fit rapidement et sans chercher à regarder Ewen ou à attirer son attention. L’ignorer complètement semblait le meilleur moyen de faire comme si de rien n’avait été…
Pendant qu’elle se lavait, madame Hamilton avait cherché un moyen de se soustraire à la présence de son serviteur jusqu’au retour de son mari; l’idée d’aller rendre visite à une amie lui avait semblé un prétexte intéressant. Pas un instant elle n’imagina qu’Ewen pourrait profiter de ce moment seul dans la demeure des Hamilton pour y faire un acte criminel. Néanmoins, elle se doutait bien qu’il risquait d’explorer les lieux, de chercher du travail là où le couple n’y voyait que des tâches ingrates à remettre à plus tard et qu'il descendrait probablement à la cave… Mais Clara préférait tout cela à être seule avec Ewen… Elle avait besoin de prendre l’air…. De s’éloigner de lui…
C’est donc dans des termes brefs et qui ne laissaient aucune place à la discussion qu’elle informa son domestique de ses plans de la journée, au moment même de partir, prenant soin de ne jamais croiser son regard en lui parlant. Elle craignait de ne pouvoir quitter la maison si elle posait le regard sur le visage parfait de l’Irlandais… Et cette crainte en elle seule prouvait qu’elle ne pourrait jamais réellement calmer les battements de son cœur…