The night belongs to us [For an unidentified flying object]
Stewart Kassel
Âge : 48 Emploi : Diplomate Informations : Vous trouverez ici mes mémoires, et là mon carnet de visite. Pour résumer, j'ai mes racines en Ecosse, le cœur à Londres, et ma curiosité, répartie sur l'intégralité de l'Empire britannique, pour ne pas dire de la Création.
Sujet: The night belongs to us [For an unidentified flying object] Ven 27 Avr - 7:22
The Night Belongs To Us
« - Vous êtes un homme qui ira loin, je présume.
- A mes moments perdus. »
Un soir de demi-brume à Londres.
Isadora Persano n'était pas célèbre que pour ses duels. Lorsqu'il n'assassinait pas ses contemporains d'un commun accord sur le prétexte d'une offense quelconque, le Florentin passait volontiers une heure ou deux au club de l'ambassade en compagnie de ses homologues britanniques, à comparer leurs goûts en matière de boissons alcoolisées, et à émettre des jugements sur le bar, au grand dam du majordome qui en était le responsable, car Persano ne mâchait pas ses mots. La nuit tombait ainsi peu à peu, et les teintes de la lumière s'adoucissaient graduellement, des couleurs vives de quinze heures aux ors sanglants du crépuscule, puis au grisonnement pastel de l'heure entre chien et loup, jusqu'au camaïeu de bleus qui indiquait la nuit bien installée.
On allumait alors les lanternes au long de la rue, on entendait faiblir le brouhaha de la foule piétonne, et Persano envisageait de regagner son hôtel, car il avait refusé sa chambre à l'ambassade. Il estimait que Londres méritait toute son attention, jusqu'aux petites heures du matin, dût-il rentrer en Italie avec une migraine carabinée. Et Stewart Kassel ne lui aurait certainement pas jeté la pierre. Il avait pris sur lui d'indiquer au diplomate étranger les établissements les plus animés, non pas qu'il les fréquente lui-même, naturellement... surtout en ce moment, où il avait chez lui sa femme et ses deux fils. Il se devait d'être de retour pour l'heure du dîner, puis d'aller se coucher sagement, après avoir travaillé un peu, à la rigueur, s'il était en charge d'un dossier particulièrement urgent ; le service de la Reine n'attend pas.
Et c'est ce qu'il faisait. Depuis la naissance de David, ils faisaient chambre à part. Puis il s'éclipsait par la fenêtre, se suspendait aux rosiers pour glisser jusqu'à terre, calmait les chiens d'une caresse, sautait la grille et filait comme un voleur. Il ne lui fallait que quelques secondes, car il n'hésitait pas. Rangeant ses mains dans ses poches, il s'éloignait au long des rues en sifflotant un petit air, et bientôt disparaissait dans la brume. Il emportait sur lui des habits simples et solides, un couteau et une masse pendus à sa ceinture, trois pièces de monnaie qui ne le mèneraient pas bien loin, et un manteau jeté sur son épaule, car il avait le sang chaud en ce début de soirée et n'éprouvait pas le besoin de se vêtir excessivement.
Tay Larkin mettait alors le cap vers les distractions qu'offrait la capitale, suivant l'heure qu'il était et le climat qu'il faisait : il sautait sur un bateau-mouche pour écouter les violons tziganes, il se coulait dans une église pour chanter les vêpres ignoblement faux, il poursuivait les derniers pigeons du parc, escaladait les statues joliment éclairées, causait avec les colleurs d'affiches, qui ont toujours des choses à raconter : le dernier médicament à la mode, le prochain meeting syndicaliste... Les vendeurs à la sauvette dont les produits du jour s'abîmaient déjà lui donnaient leur dernier stock : une fleur fanée qu'il passait à sa boutonnière ; une pomme gâtée qu'il sculptait à la pointe du couteau, et qu'il jetait à travers une fenêtre, avant de prendre ses jambes à son cou...
Ce soir-là, en portant sur ses épaules un gosse qui s'était ouvert l'orteil en courant, et qui le dirigeait en lui donnant de petits coups avec son épée de bois, il tomba sur une porte ouverte d'où coulait une rivière de lumière et de musique. Il cligna des yeux, ébloui : comment se pouvait-il que ses pas ne l'aient jamais conduit ici-bas ? Une fumerie d'opium peut-être ? Son imagination se mit à battre la campagne. Il n'était jamais entré dans une fumerie d'opium ! Il s'était toujours promis de se payer ça, le jour où il gagnerait gros au jeu. Mais ce n'était jamais arrivé. La vie, cette pute borgne, et son talent de joueur, ce nain ivre, s'étaient mis d'accord pour le plumer tôt ou tard au cours de la soirée, mitigeant ses succès les plus spectaculaires d'une pincée d'échec cuisant.
Le gosse, fatigué de le regarder bayer aux corneilles, brailla que sa maison était un peu plus loin, et Larkin alla tambouriner au volet vert bouteille, jusqu'à ce qu'une grosse femme revêche qui sentait le poisson - une poissonnière, probablement ? - mette son mufle hostile à la croisée. Il lui jeta le paquet hurlant, qui commença à se plaindre de son pied, d'une manière fort ambiguë, qui donnait l'impression que Larkin en était coupable. La petite fouine !
Des jurons orduriers commencèrent à émaner de la fenêtre ouverte, et il jugea plus prudent de disparaître. Ni une ni deux, il s'engouffra dans l'établissement mystérieux en un bond de félin poursuivi, grimpa un escalier, s'adossa à l'angle d'un mur, et guetta quelques secondes. Tout allait bien, la poissonnière n'était pas sur ses talons. Il se risqua à jeter un coup d'oeil autour de lui pour découvrir les lieux, maintenant qu'il y était. Autant explorer... O divine pute borgne, o Cathau céleste, consécratrice des rois au berceau, faites que ce soit une fumerie d'opium...
plumyts 2016
Joséphine E. Morel
Âge : 28 Emploi : Officiellement aucun, officieusement romancière. Informations : ◈ Fiche de présentation
◈ Fiche de liens
◈ Mes RPs
✎ Eugène Morel est le pseudonyme utilisé pour signer ses romans.
Joséphine est féministe et fait de ses convictions le sujet principal de ses romans.
Habite la demeure du cousin de son père, M. Devlin Stanton, dans The Strand.
Afin de mousser son inspiration pour ses romans, Joséphine s'habille parfois en homme pour se promener incognito dans les rues de Londres. Avatar : Helena McKelvie Messages : 1620Date d'inscription : 25/11/2016
Sujet: Re: The night belongs to us [For an unidentified flying object] Dim 29 Avr - 0:40
The Night Belongs To Us
« ain't no rules tonight »
Un soir de demi-brume à Londres.
Plus tôt, en fin de journée, j’avais été retrouvé Beth au Jack’s Beer. Si la jeune serveuse à la poitrine plantureuse attirait les regards envieux de plusieurs clients, c’était l’homme qu’elle croyait que j’étais qui avait ses faveurs. J’étais légèrement peinée pour la belle, mais sa foi en moi rendait mon déguisement plus crédible et je ne m’étais jamais résigné à lui avouer la vérité au sujet de mon identité. Après tout, j’avais besoin de cette couverture pour mener à bien les activités de la Tribu et cela était plus important que le respect que j’avais pour la jeune femme. Eugène était un client régulier, tranquille, jamais ivre, toujours poli et d’agréable compagnie. Parfois, il arrivait à faire rire Beth et lorsque l’alcool avait coulé à flots, il se permettait même de la courtiser discrètement. Je dois admettre que j’aime bien jouer à ce petit jeu avec elle. Être Eugène me permet d’être tout ce que Joséphine ne pourrait espérer devenir un jour… Cette liberté qu’ont les hommes, je l’envie…
Quoi qu’il en soit, ce soir, je me sentais d’humeur festive. Ma vie me paraissait si compliquée depuis quelque temps que j’avais besoin de retrouver Eugène et la simplicité de son existence. C’était l’un de ces soirs où je me permettais de boire plus qu’à mon habitude et Beth en semblait ravi; cela signifiait que je passerais plus de temps en sa compagnie. Néanmoins, je n’avais pas l’intention de dépenser tout mon argent au Jack’s Beer.
- As-tu envie de t’amuser? Avais-je lancé à la serveuse au visage juvénile après avoir terminé la bière au goût de chaussette qu’elle m’avait servie plus tôt. Je levai les yeux de mon verre vide pour les plonger dans le regard curieux de Beth qui se trouvait à quelques pas de moi, de l’autre côté du comptoir de bois. Il y a ce pub, commençais-je en baissant la voix comme si je m’apprêtais à lui révéler un secret, où il y a de la musique et de la danse jusqu’à pas d’heure… Peu de gens connaissent cet endroit… J’avais réussi à piquer sa curiosité. - Comment s’fait-il que tu connaisses ça toi? Me questionna-t-elle en relevant un sourcil à la manière d’un détective novice, mais elle s’était penché vers moi et avait également baissé le ton; elle accepterait. - Je ne peux rien te dire! Répondis-je en me reculant, jetant de brefs regards dans toutes les directions autour de moi; le Jack’s Beer était presque vide et elles étaient deux pour servir le peu de clients qui s’y trouvaient. Alors tu acceptes ou pas? Peut-être devrais-je demander à quelqu’un d’autre de… - Je viens! Un large sourire avait étiré mes lèvres et sans attendre, je l’avais invité à me suivre à l’extérieur du bar. Si Beth avait semblée d’abord hésitante, l’idée de passer la soirée avec moi (enfin, avec Eugène) fut plus forte que tout le reste et c’est tout sourire qu’elle laissa son torchon sale sur le comptoir pour m’accompagner.
Nous marchions en silence depuis un moment lorsque la belle me demanda où nous allions. Elle ne s’aventurait jamais dans l’infâme quartier de Whitechapel et bien qu’elle ne fût pas seule, Eugène n’avait pas le physique d’un athlète et ne pourrait certainement pas la protéger si un quelconque bandit s’en prenait à eux. Je comprenais son angoisse, mais ne la partageais plus depuis longtemps; Whitechapel était le territoire de la Tribu et par le fait même, un peu le mien. Néanmoins, puisqu’il n’y avait pas que les bandits de Lynch dans les sombres ruelles de Londres, je ne sortais jamais sans un holster contenant un pistolet, dissimulé sous mes amples vêtements masculins. Entre deux ou trois disputes, Devlin m’avait appris à me servir d’une arme et même si je n’avais jamais eu à m’en servir contre un ennemi, j’avais le pressentiment que je possédais assez de courage pour le faire.
Alors que la jeune femme qui m’accompagnait commençait à se plaindre d’une douleur aux pieds, je trouvai enfin notre destination; de la porte ouverte d’un vieux bâtiment à l’allure délabrée s’écoulaient de la lumière et de la musique aux racines celtiques. Les sons des accordéons, des flûtes et des violons venaient chatouiller mes tympans et je sentais déjà le rythme de la musique s’insinuer sous ma peau. Tout à coup, Beth ne semblait plus aussi enjouée à l’idée de me suivre, mais lorsque je lui tendis la main pour qu’elle la prenne, elle la saisit sans hésiter et un sourire sincère illumina son visage. On m’avait un jour averti que les mains ne pouvaient mentir sur l’identité de leur propriétaire et c’était bien vrai; mes mains étaient délicates et ma peau trop douce pour appartenir à un homme, mais Beth ne sembla pas le remarquer. Était-elle amoureuse d’Eugène au point de ne pas voir l’évidence? Quoi qu’il en soit, elle me suivit à l’intérieur du bâtiment et vers cette promesse de légèreté qui s’offrait à nous…
***
Enivrée par le rythme endiablé de la musique tout autant que par l’alcool, je dansais comme si la soirée était éternelle et que les problèmes de Joséphine ne m’appartenaient plus. Beth, de son côté, ne s’amusait pas du tout. Elle avait trop mal aux pieds pour suivre les danseurs et n’appréciait pas la musique que les musiciens jouaient. Peut-être s’était-elle imaginé quelque chose de plus langoureux, qui lui aurait permis de se rapprocher physiquement d’Eugène et d’en découvrir un peu plus sur cet homme mystérieux? Si c’était le cas, elle s’était trompée et regrettait à présent d’avoir abandonné le Jack’s Beer pour le suivre. Elle ignorait tout du chemin emprunté pour arriver jusqu’ici et ne pourrait rentrer chez elle sans l’aide de son ami. Ainsi, elle se contentait de le regarder s’amuser, l’air triste alors que quelques hommes tentaient, en vain, d’attirer son attention.
Profitant d’une petite pause pour reprendre mon souffle, je cherchai des yeux Beth, mais alors que l’apercevais enfin, mon regard fut attiré par la silhouette grande et mince d’un homme près de l’escalier. Pendant un bref instant, je crus qu’il s’agissait de Fergus et je me sentis presque paniquée à l’idée de le croiser ici, mais l’homme se révéla rapidement m’être totalement inconnu. Soulagée, je ne pus tout de même pas détourner mon regard de cet homme qui possédait une aura presque magnétique. Beth surprit mon insistance à détailler l’inconnu et en ressenti un pincement au creux de sa poitrine. L’homme qu’elle affectionnait préférait-il les hommes aux femmes? Elle en eut la certitude lorsqu’elle vit Eugène se déplacer pour rejoindre le nouvel arrivant.
« Tu fuis ta femme, c’est ça? » demandais-je d’une voix qui se voulait grave à l’homme que je venais de rejoindre et que j’avais surpris à regarder derrière lui. « Moi, c’est Eugène. ». Je tendis une main inévitablement féminine vers l’inconnu, oubliant que cette fois, ce n’était pas une femme dont l’amour rend aveugle qui la serrerait…
plumyts 2016
Stewart Kassel
Âge : 48 Emploi : Diplomate Informations : Vous trouverez ici mes mémoires, et là mon carnet de visite. Pour résumer, j'ai mes racines en Ecosse, le cœur à Londres, et ma curiosité, répartie sur l'intégralité de l'Empire britannique, pour ne pas dire de la Création.
Sujet: Re: The night belongs to us [For an unidentified flying object] Dim 29 Avr - 10:33
The night belongs to us
« Men often applaud an imitation, and hiss the real thing. »
Un soir de demi-brume à Londres.
De la musique ! Ouais ! Pas d'opium ! Oh noooon... Bah, la musique était déjà quelque chose, mais il allait falloir consommer et payer pour l'écouter tout à loisir. Et pour danser, bien sûr. Y avait-il seulement de quoi danser aux environs ? A savoir, des gens qui maîtrisaient l'art subtil de se jeter en tous sens comme une sorcière au sabbat ? Les danseurs mous rendaient Larkin fou d'agacement en quelques tours de piste, en général, et dans cet endroit clos, il n'avait pas envie de se retrouver pris dans une bagarre ; pas tout de suite. Bon, il y avait toujours ce feu follet, là, léger comme une plume et sanglé dans son manteau sombre, qui par contraste lui donnait des airs de poupée de porcelaine. Larkin se sentit soudain observé. Amusant, d'habitude c'était lui qui observait et on ne faisait pas très attention à lui. Oh, sans doute qu'on l'avait pris pour quelqu'un. Il répondit au regard d'un vague sourire, encore perdu dans ses pensées. Rester ou ne pas rester, c'était la question. Il n'avait pas envie de partir seul. La poissonnière l'attendait peut-être en bas. C'était peut-être à cause de cette bouteille de gin qu'il avait vidée en chemin, mais il se la représentait comme un volcan massif et prêt à cracher sa lave. Brrr. Alors qu'il n'avait rien fait de mal !
"Et toi chaton, tu fuis ta mère ?"
Le temps de voir la réaction à cette réponse revêche, Larkin maintint un visage fermé, presque hostile ; puis il s'éclaira d'un grand sourire, il plaisantait. En deux pas, il traversa l'espace encombré, comme un navire blindé fend les glaces, et saisit le bras malingre du jeune asticot. Oui, à se trouver juste en face, il se voyait confirmer ses craintes : il avait affaire à une crevette de la pire espèce, les joues à peine rougies par la danse, comme ces demoiselles en fleur que guette l'anémie. Le premier ivrogne venu – non, pas lui, un autre ivrogne, de ceux qui se savent affaiblis et s'en prennent aux plus faibles encore – le casserait en deux avant la fin de la nuit, sur un prétexte quelconque. Un faiseur de poupées lui couperait ses beaux cheveux, un type heurté dans sa virilité vacillante par le charme de cette silhouette ambiguë briserait sa fine mâchoire. La décision de Larkin était prise. L'accent d'Irlande bien accroché et la langue bien pendue comme à son ordinaire, il releva le menton et déclara à qui voulait l'entendre :
"Je viens d'en ramener un chez lui, à peine plus court sur pattes. Je peux en ramener un deuxième. De toute façon, je m'ennuie dans ce trou à rats."
Voilà qui le tirerait d'affaire ; sortir en compagnie d'une personne qui retiendrait l'attention. Oui oui, se cacher derrière un gamin égaré, pourquoi pas ? Larkin n'avait aucune dignité particulière. Et puis, dans le fond, il était vraiment soucieux de croiser un tel oiseau rare dans un tripot de Whitechapel. Non pas que le quartier soit profondément néfaste à la vie ; il jugeait qu'elle s'exprimait juste selon des voies différentes, comme les petites rues celtiques ou médiévales diffèrent des rigides avenues romaines ; mais il avait du mal à hiérarchiser moralement les stratégies de survie que mettaient en place les diverses couches de la société. La survie, c'était toujours ce que l'être humain faisait de mieux. Son art naturel, si on voulait le voir comme ça. Mais ce gosse n'était pas en mode survie. Il était en mode comète qui s'écrase, autodestruction imminente. Même s'il n'avait pas d'argent sur lui, on finirait par l'enlever pour en extorquer à ses inévitables parents fortunés.
L'instinct qui avait soufflé ça à Larkin ne lui avait pas encore expliqué par quels indices il l'avait ainsi catalogué, mais il lui faisait confiance ; lui-même avait senti le loup dans son âme s'éveiller et claquer des mâchoires, en reconnaissant ce petit bout d'homme comme une proie possible. Larkin tenait le loup bien solidement en laisse, heureusement. Déjà, il savait qu'il y avait un loup, et il savait que le loup n'était pas lui. C'était davantage que ne pouvaient en dire la plupart des personnes présentes.
Il entraîna le gosse vers une table à l'écart, et s'aperçut qu'une minette les observait, partagée entre un air outré, la gêne de se retrouver seule, et la prudence de ne rien faire pour attirer l'attention. Allons bon, le petit avait ramené sa chérie, en plus ! Démonstration de force, peut-être ? Allons nous perdre dans Whitechapel, ce sera follement divertissant ? Tss, la jeunesse d'aujourd'hui. Il faudrait la ramener à bon port elle aussi, plus tard ; mais pour l'heure, en s'asseyant devant deux grands verres de tord-boyaux commandés au passage, il fallait déjà tirer métaphoriquement les oreilles du responsable principal. Et Larkin n'allait pas lui faire ça en présence de sa copine. Ce serait bien trop humiliant. Non, ils allaient causer entre hommes, enfin, disons entre camarades, et après la leçon, il aviserait.
"On va causer. Je te ferai rien. Tay Larkin, je suis de Limerick. Et note bien ça : j'ai pas de femme et je ne fuis pas grand-chose."
Sa main retint un instant celle du dénommé Eugène, puis il le relâcha, son observation satisfaite. D'habitude, les hommes avaient le fatidique doigt de la bague un peu plus long que l'index, comme une perche tendue à l'asservissement marital ; chez les femmes, c'était à peu près la même taille. L'annulaire se dissimulait parmi ses semblables, signe indubitable de fourberie naturelle de l'engeance femelle, bien sûr. Ah, décidément, Catrina lui manquait. Les heures de rires inextinguibles qu'ils avaient passées à lire des traités de physiognomie à voix haute... Les oreilles décollées des voleurs en puissance, les orteils écartés des prostituées... Il ne croyait pas à ces conneries, bien sûr. Il frayait avec les cabarettistes, les femmes à barbe, les gynécomastes, ou rien que les poissonnières du gabarit de celle d'en face, plus souvent qu'à son tour ; il avait eu sous les yeux toutes les bizarreries de l'être humain, à commencer par les siennes propres, et en était venu à la conclusion que l'exception était la règle. A terme, la meilleure méthode qu'il avait trouvée pour "reconnaître une femme" était de lui poser franchement la question. Par contre, il y avait une chose qui le chiffonait fort dans cette histoire...
"Excuse-moi de te dire ça, mais t'as vraiment pas d'épaules. Tu t'es sauvé d'un pensionnat, pas vrai ? T'as jamais gagné ta vie à la sueur de ton front, toi... Ou alors, pas... honnêtement. Nan, je déconne."
Il aurait pu être sérieux. Dans un coin comme celui-ci, des gosses qui se laissaient entraîner au désespoir et à la débauche, ça ne manquait pas. Et des mignons comme celui-là, un vrai petit ange aux cheveux clairs, intacts, et au visage régulier, auraient eu du succès. Mais il savait très bien que ce n'était pas le cas : un rien d'observation lui avait suffi. Il n'était pas de ceux qui lisent ces histoires dans les journaux. Il fréquentait de tels milieux, il parlait avec tout le monde. A force, il avait appris à reconnaître les sectateurs de Vénus, ou plutôt d'Ishtar. Une souplesse dansante dans la démarche, un feu couvant sans cesse dans le regard, un mélange de rapprochement et de fuite, comme une danse autour d'une proie qui allait les dévorer. Et presque invariablement, à un âge aussi "avancé", déjà les premiers signes de la syphilis, qui les emporterait en quelques années de souffrances. Pourquoi leur promettre l'enfer ? Il ne comprenait pas les prédicateurs. L'enfer, n'était-ce pas déjà ce qu'ils vivaient ?
Non, ce petit morceau-là était un intellectuel échappé. Il avait littéralement des mains de rédacteur. Malgré lui, Larkin pensait à Allan. Douze ans et déjà journaliste dans l'âme, et une haine grandissante de cette micro-société castratrice qui organisait à l'école le moindre de ses mouvements, la moindre de ses pensées. D'ici deux ou trois ans, quatre avec un peu de chance, il serait pareil à cet escogriffe maigrichon, il ferait le mur, et il serait confronté à la dure réalité dont ses parents l'avaient toujours laborieusement préservé : que cette ville avait un ventre, qu'il grondait de faim juste sous ses fenêtres, et que l'absence d'émeute sanglante et de fin du monde connu était un miracle inexplicable. Et si le choc s'arrêtait à ça, ce serait une chance à nouveau. Car la mort, les blessures et les miasmes l'attendaient aussi à tous les coins de rue. Par moments, Larkin avait envie de l'envoyer à Kassel House, faire du secrétariat ou autre simulacre de participation qui occuperait ses pensées, tout en lui laissant le loisir de vivre comme bon lui semblerait. Mais Allan était trop jeune. Les quelques années qui suivraient seraient critiques.
"Je connais des gosses de riches qui sont au pensionnat. Je sais que c'est pas drôle certains jours. Mais c'est pas une raison pour se mettre en danger. Dis-moi ce qui t'a pris de choisir une gargote pareille."
plumyts 2016
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